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DELBŒUF. — déterminisme et liberté

singulière. Or, d’après M. Boussinesq, rien n’empêche d’imaginer que le point, au lieu de reprendre son mouvement elliptique, continue pendant un certain temps à se mouvoir sur ce cercle. Naturellement, de même qu’il a quitté le mouvement elliptique pour prendre un mouvement circulaire, il peut, dans la suite, se fatiguer du mouvement circulaire et réadopter le mouvement elliptique, ou tout autre mouvement qui satisfasse à certaines conditions spéciales. Or, si l’on trace toutes les routes possibles que le mobile peut suivre, on obtient un réseau extrêmement compliqué, caractérisé par des bifurcations incessantes des chemins à parcourir.

Suivons maintenant par la pensée un mobile lancé dans un semblable labyrinthe. Tant que la route est simple, nul embarras. Mais une fois arrivé dans un carrefour, que fera-t-il ? Prendra-t-il à droite ? prendra t-il à gauche ? Le voilà dans une situation pire que l’âne de Buridan, qui a également faim et soif. Car si l’âne, sacrifiant momentanément sa faim, se décide à boire, il pourra du moins manger après avoir bu. Le mobile, lui, du moment qu’il aura fait choix d’une direction, ne pourra revenir sur ses pas.

Mais pourquoi choisirait-il un embranchement plutôt que l’autre, puisque tous deux forment la continuation naturelle d’un même tronc ? Pour qu’il se décide, il faut bien qu’une impulsion quelconque, aussi faible que l’on voudra, l’engage dans l’un des deux chemins, sans quoi il restera arrêté devant leur entrée, ce qui serait une véritable destruction de mouvement. M. Boussinesq a senti la difficulté ; et c’est ici qu’il fait sortir son deus ex machina, le principe directeur libre. La liberté n’est donc pas seulement une possibilité, c’est une nécessité, et sans elle, les mobiles, chaque fois qu’ils seraient placés dans cette situation critique, n’ayant nul motif de prendre l’une détermination plutôt que l’autre, se prononceraient pour l’abstention. De sorte que, quand on appelle libre le principe directeur, c’est une façon de parler, car, lui, il n’est pas libre de s’abstenir[1].

Le simple bon sens dit qu’il n’en est pas ainsi. Il ne serait peut-être pas facile de démontrer d’une manière générale qu’une trajectoire mécanique ne peut passe diviser. Mais c’est là une de ces difficultés que l’on rencontre chaque fois que l’on veut prouver une négation ou une impossibilité. Cette remarque, nous aurons encore l’occasion de la faire dans la suite.

  1. « S’abstenir ! nullement, cela ne se peut. Imaginez en effet le point placé dans les conditions indiquées, il approche de la position critique, deux routes sont possibles, les équations différentielles ne prescrivent rien, la puissance directrice s’abstient, le temps presse cependant, que va-t-il arriver ? » Bertrand, loc. cit.