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SECRÉTAN. — le principe de la morale

dra que ces chiffres ne sont point aisés à grouper. Cependant, à la rigueur, il est possible d’admettre la justesse du calcul ; mais à cet effet il est nécessaire de faire entrer, dans les deux colonnes des biens et des maux dont il s’agit d’établir la balance, certains éléments qu’un utilitarisme conséquent devrait ignorer. Ce qui semble évident, c’est que le disciple n’est point placé de manière à pouvoir contrôler cet enseignement. Ici encore, on n’établit la vérité de la doctrine qu’en invoquant des expériences que le disciple n’a pas faites et qu’il n’a pas de motif pour entreprendre, sinon la confiance dont il peut honorer son maître. On fait luire à ses yeux la perspective du bonheur sans s’être seulement informé de ses préférences. Et pourtant la question de savoir si je trouverai mon avantage en suivant tel ou tel chemin dépend évidemment de la définition de cet avantage, c’est-à-dire, suivant le système, de la façon dont je le conçois. Car mon plaisir, enfin, c’est ce que je tiens pour tel, et non pas vous. Le professeur qui veut m’enseigner l’art d’être heureux présume savoir mieux que moi ce qui me procure du plaisir. Et c’est au nom de la philosophie expérimentale qu’il élève une telle prétention Ce que l’expérience nous apprend sur ce sujet, c’est qu’en matière de conduite, l’expérience d’autrui n’apprend rien, ou si peu que rien, à personne.

L’utilitarisme n’y a pas pris garde. Il se fonde sur une représentation déterminée de la vie heureuse. Cette représentation, il la conclut d’un chiffre d’observations respectable, je le veux bien ; mais, pour se croire en droit d’accorder une portée universelle au résultat d’une induction semblable, en dépit de ce qu’on sait sur la diversité des goûts et des humeurs, il faut qu’on attribue à l’universel une certaine réalité. Le dessein de trouver une règle morale valable pour tous implique au fond, quel que soit d’ailleurs le contenu de cette règle, la croyance à l’unité de l’espèce, à la raison, à l’idéal, au devoir. L’utilitaire est un galant homme qui me tient pour un égoïste. Il cherche à me prendre par mon faible en me persuadant qu’on rencontre la fortune sur le chemin du devoir. Ainsi l’utilitarisme, qui ne reconnaît que l’expérience, ne se constitue pas sans la raison. La morale de l’expérience, opposée à la morale autoritaire, se donne elle-même comme une autorité. Pour pouvoir constater la justesse de ses conseils, il faut commencer par les suivre. Ces inconséquences sont tellement manifestes qu’on a quelque peine à comprendre comment une doctrine aussi mal cousue a pu réunir quelques adhérents. Et pourtant vous savez si sa fortune est ancienne et son crédit bien établi. Comment un tel phénomène est-il explicable ?

C’est qu’en dépit de quelques exceptions criardes, sous des diffé-