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folie absolument déraisonnable ; mais il sentait qu’il n’y pouvait rien. Ici encore, l’idée de la contrainte accompagne l’ignorance absolue de la cause. À cet exemple, on pourrait joindre celui de bon nombre d’hystériques[1].

Chacun croit avoir une certaine direction sur ses pensées à l’état de veille, mais personne ne s’imagine avoir une action sur ses rêves, On est libre de s’enivrer d’alcool ou d’opium ; mais on sait aussi que par là on aliénera sa liberté. Voilà tous cas où la conscience fait une distinction entre les pensées libres et celles qui ne le sont pas. Quelle est donc la signification de cette distinction ?

Sans doute, si, en toute occasion, nous nous croyions libres, si nous considérions tous nos actes, comme étant délibérés en pleine indépendance, on serait en droit de soutenir que nous nous en faisons accroire. Il suffirait de nous montrer que certaines fois nous agissons sous l’empire d’une nécessité absolue.

Mais il n’en est pas ainsi. Nous apprécions nous-mêmes avec une grande finesse la part de liberté que nous mettons dans nos actes. Le fumeur endurci sait qu’il n’est libre que lorsqu’il résiste à sa passion, l’ivrogne, que quand il passe devant un cabaret sans s’y arrêter, le poltron, que lorsqu’il surmonte sa peur. De là cette maxime de morale si sage : Évitez les occasions — parce que c’est un fait reconnu que la liberté est vaincue dès qu’on dépasse certaines limites. Celui qui veut se déshabituer de fumer doit commencer par éviter la vue du tabac et des fumeurs.

La lutte entre les passions et le devoir, c’est la lutte entre la violence et la raison. Personne ne s’y trompe. Et M. James, dans l’ouvrage que nous avons analysé longuement ici même[2], a mis cette remarque universelle sous une forme neuve et saisissante. L’homme se sent libre lorsqu’il suit la ligne de plus grande résistance. Le vicieux, quand il s’abandonne à son vice, ne s’avise jamais de penser qu’il résiste à la vertu ; ni le gourmand, qu’il lutte contre la sobriété ; ni le libertin, contre la continence.

On pourrait en dire long sur ce sujet. Mais ceci suffit pour montrer, non pas que le déterminisme est faux, mais que l’explication qu’il prétend donner de l’illusion du libre arbitre est complètement insuffisante. Il lui incomberait de préciser exactement quelles sont les conditions requises pour qu’une action nous paraisse libre, et il faudrait en outre qu’il pût en fournir la preuve expérimentale, c’est-

  1. Voir Le Sommeil et les Rêves, Revue phil., juin 1880, p. 644.
  2. Livraison de novembre 1881.