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DELBŒUF. — déterminisme et liberté

sonnes chez qui il se rendait, se tenaient habituellement dans une pièce du rez-de-chaussée communiquant directement avec la rue par un corridor très long et très obscur. Il sonne, il entre, et les gens ouvrent la porte de leur salle pour le guider. Au bout de quelques pas, il trébuche contre une petite marche dont il ignorait l’existence ; et voilà que, courant tête baissée en vue de se rattraper, il vient d’un trait tomber au milieu de la société. Or il s’agit ici de ces mouvements de locomotion que nous exécutons, on peut dire, sans le savoir. Et pourtant il n’y a pas à s’y tromper : cette course effrénée et ridicule, dont la cause est connue, se distingue d’une entrée calme et digne, comme quelque chose de non voulu d’avec quelque chose qui est voulu.

L’autre jour, repassant mon manuscrit, je lis à la première page : « Qu’ils le disent ou qu’ils le thèse. » J’avais, à n’en pas douter, écrit machinalement ce mot thèse. De prime abord, on se figurerait qu’une orthographe correcte est le résultat d’une habitude dominante. La faute prouve bien qu’il n’en est pas tout à fait ainsi, et que l’habitude a besoin d’être accompagnée d’une certaine part d’attention. Mais voici qui est encore plus concluant. Dans ce moment même où je commente cette bizarrerie, je cherche de propos délibéré s’il n’existe pas un autre assemblage de lettres ayant le même son, et je trouve teize, comme seize. Or j’ignore par quelle cause j’ai écrit une première fois thèse, tandis que je connais parfaitement, ou du moins je connais mieux, ce qui m’a inspiré la combinaison teize. Et néanmoins, tout le monde en conviendra avec moi, je n’ai pas l’illusion de me figurer avoir été libre quand j’écrivais thèse, tandis qu’il me semble au contraire l’avoir été en inventant teize.

Jusqu’à présent, les exemples choisis se rapportent tous à des mouvements physiques. Le domaine des pensées ou des sentiments offre une mine inépuisable.

Qui de nous ne distingue un sujet de méditation choisi librement, d’avec une pensée qui nous poursuit et nous obsède ? Je me dis, par exemple, que je ferais bien de m’acquitter par avance d’une certaine besogne. J’attends des amis, et je désire pouvoir être tout à eux. Les raisons qui me poussent au travail me sont connues, et c’est en cela même que je me crois libre. Mais voilà que, au moment où je suis tout à mon sujet, une idée, venue je ne sais d’où, s’empare de ma pensée ; j’ai beau la chasser, elle s’obstine, s’attache à moi, m’absorbe. Ma volonté se déclare vaincue.

J’ai mentionné ailleurs le fait d’un aliéné qui ne pouvait voir du cuivre sans être pris de terreurs inexprimables. À part ce point spécial, il avait tout son bon sens. Il raisonnait son état et trouvait sa