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DELBŒUF. — déterminisme et liberté

ferez démentira le raisonnement. Et pourquoi ? Parce que vous ne parvenez pas à vous expliquer à vous-même l’origine, le principe de cette illusion Comment ce qui n’est pas libre peut-il avoir l’idée de la liberté ? Conçoit-on un volant qui, sentant en lui l’élan que lui imprime la raquette, s’imaginerait être en état de s’opposer à la force qui le lance ? N’y a-t-il pas là une contradiction manifeste dans les termes ? Le pauvre qui se figure être riche et jette des libéralités aux quatre vents du ciel, l’idiot qui se croit du génie, l’imbécile qui prétend disposer des éléments, tous ces gens-là, on les renferme dans des asiles. Et pourquoi n’y mettrait-on pas l’esclave qui proclame partout qu’il est libre et se conduit partout comme une personne libre ?

Vous vous croyez libre, vous dit-on, parce que vous ne connaissez pas la cause qui vous fait agir : — Quelle connexité y a-t-il entre cette croyance et cette ignorance ? Je suis triste, et j’ignore pourquoi ; vais-je me figurer que c’est moi qui ai voulu ma tristesse ? Et le voyageur téméraire qui, escaladant des pics neigeux, fait un faux pas, s’imagine-t-il être libre, parce qu’il sait pourquoi il roule d’abime en abime ? Jadis on ignorait, et l’on ignore encore pourquoi la pierre tombe ; la croit-on libre ? On constate, sans en pénétrer la raison, l’affinité du carbone pour l’oxygène ; l’attribue-t-on à la liberté ? On ne sait d’où viennent les changements atmosphériques ; les met-on sur le compte de divinités aériennes ?

Il n’est pas nécessaire de connaître la cause d’un phénomène pour être assuré qu’il en a une. C’est là une vérité tellement élémentaire qu’on craindrait bien de l’énoncer. Aussi ce n’est pas l’ignorance où nous serions à l’égard de la cause de nos actes qui nous les ferait regarder comme libres. Si nous avions la persuasion, plus ou moins fondée, qu’ils sont des effets naturels analogues à ceux dont le principe nous est connu, il n’y aurait plus d’illusion. Mais c’est cette persuasion-là qu’il est impossible de nous donner.

Les déterministes eux-mêmes avouent qu’ils se croient libres, bien que leur science leur assure qu’ils ne le sont pas. Qu’est-ce que cette opposition entre la croyance et la science ?

Mais il y a mieux, et ici l’illusion — si illusion il y a — devient tout à fait incompréhensible. Tous, nous distinguons en nous des actions libres et des actions non libres, et la plupart du temps ce sont celles dont la cause nous est le plus profondément cachée que nous regardons précisément comme nécessités.

Personne n’attribue à la liberté la circulation du sang, les sécrétions, la digestion. Nous nous sentons libres d’apaiser notre faim et notre soif de telle ou telle manière ; nous nous reconnaissons en-