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Examinons avec quelque soin et l’illusion du libre arbitre et la conception d’une force libre. Nous allons voir combien faibles sont les explications respectives et des uns et des autres ; d’où il ressortira cette simple conclusion qu’aucune des deux opinions n’est solidement assise, et n’est faite pour entrainer la conviction. On aura en même temps la raison de ce phénomène historique qu’entre | déterministes et indéterministes les conversions sont si rares, pour ne pas dire moins encore.

En pure logique, il est impossible de réfuter un fataliste, parce qu’il a toujours la ressource de prétendre que tout ce qui arrive devait arriver. Mais la pratique donne un démenti éclatant à la théorie. L’ardeur même qu’il met à défendre sa cause est une preuve évidente que la conviction, aussi dans sa pensée, se fonde sur la raison et non sur le jeu des atomes. Et la lutte qu’il engage extérieurement contre les partisans du libre arbitre, il doit la soutenir contre sa propre conscience, qui lui parle de sa liberté avec une autorité irrésistible. Or les lois, les principes et les axiomes qu’il invoque contre elle, c’est grâce à elle qu’il les découvre. Pourquoi en ceci admettre, en cela repousser son témoignage ?

Le libre arbitre est une illusion ! voilà l’échappatoire. Qu’il essaye donc d’expliquer cette illusion, dont il est lui-même la dupe !

Il dira que tel se juge bien portant qui est malade ; que les fous se croient sains d’esprit ; que celui qui rêve se rêve éveillé et libre, — Sans doute. Mais le malade a fait l’expérience de la santé ; pour se croire sage, le fou a dû l’avoir été jadis ; et l’illusion du rêve ne fait que donner plus de poids à la réalité. Illusion pour illusion : il est plus facile de regarder comme illusoire l’argumentation par laquelle je m’efforce de me persuader à moi-même que j’ai tort de me sentir libre.

Et puis comment peut-on persévérer dans la croyance à une chose dont on s’est à soi-même démontré le caractère mensonger ? J’ai beau voir dans l’eau le bâton courbé, je sais qu’il ne l’est pas, et le témoignage de mes sens est non avenu. Les anciens croyaient à l’immobilité de la Terre et aux révolutions du Soleil. Mais nous, modernes à qui on a fait toucher du doigt la différence qui existe entre un mouvement relatif et un mouvement réel, tout en continuant de voir le Soleil tourner, nous le tenons pour immobile, La contradiction entre l’apparence et la réalité ne nous tourmente plus. Nous savons la résoudre.

Il n’en va pas ainsi avec l’illusion de la liberté. Quand on vous a convaincu par voie syllogistique ou inductive que vous n’êtes pas libre, vous restez persuadé du contraire, et le premier acte que vous