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DELBŒUF. — déterminisme et liberté


I

LES DONNÉES DU PROBLÈME DE LA LIBERTÉ.

Arguments ordinaires pour et contre le libre arbitre.

L’homme se croit libre. Les défenseurs du libre arbitre partent de là pour affirmer qu’il est libre, parce que, disent-ils, le sujet, dans l’acte du sens intime, étant en rapport direct avec l’objet, ne peut se tromper sur la nature de cet objet.

Au témoignage du sens intime, il faut ajouter celui du sens « pratique ». Comment, si nous ne sommes pas libres, expliquer la présence en nous des notions de bien et de mal, de juste et d’injuste, de mérite et de devoir, l’empire exercé sur les individus et les peuples par la littérature, par la morale, le droit, les législations, notre admiration pour la vertu, notre horreur pour le crime ? Comment justifier l’étude de l’histoire, dont le but avoué est d’enseigner aux nations à préparer leur avenir ?

Enfin, si un fatalisme inexorable règle et nos pensées et nos actions, il n’y a plus de vérité ni de science ; l’erreur est légitime, il n’y a plus d’erreur ; le sage et le fou ont également raison, il n’y a plus de fous, il n’y a plus de sages ; toutes les opinions, même celles que l’on qualifie d’absurdes, ne sont que ce qu’elles peuvent être ; le déterministe qui se tourmente pour défendre sa cause n’est qu’un pantin entre les mains de la destinée, qui, à un moment donné, le tire de la coulisse et le fait parler et gesticuler sur la scène devant d’autres pantins, ses spectateurs.

Ici, les adversaires du fatalisme triomphent. Mais c’est une victoire en paroles. Ces conséquences inattaquables, le déterministe les accepte sans la moindre répugnance. « Soit, il en est ainsi, dit-il, nous n’y pouvons rien faire. Chacun joue en effet le rôle qui lui est assigné de toute éternité, et le joue consciencieusement avec la persuasion, plus ou moins profonde, qu’il en est l’auteur. »

À cela, que répliquer ? L’ennemi n’est donc nullement abattu ; on ne lui a ravi ni ses armes ni ses moyens de défense, il continue à se tenir retranché derrière l’expérience et les lois qu’elle révèle. Sans la conviction intime que la nature au sein de laquelle il habite est soumise à des règles invariables, l’homme ne chercherait plus à rien connaître, toute connaissance serait même impossible. Les faits succédant aux faits, sans lien, sans suite, sans ordre, si ce n’est celui du hasard ou du caprice, que viendrait-on lui parler de science et