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SECRÉTAN. — le principe de la morale

une source de plaisirs et de peines, la doctrine du sens moral est une simple variété de la morale de l’intérêt. De fort bonne heure, la secte eudémoniste s’est partagée en deux branches, dont l’une, s’inspirant de l’observation immédiate, reconnaît dans les sentiments bienveillants et dans les actes qu’ils suggèrent un plaisir d’une nature spéciale ; tandis que l’autre, se piquant de pousser plus avant l’analyse, et surtout plus fidèle à la logique du matérialisme professé par ses auteurs, n’admet d’autre source de jouissances que la sensation, et d’autre plaisir moral que son image. Dès l’origine également, des contacts nombreux se sont établis entre ces deux sectes. Aujourd’hui, le développement de l’école associationiste tend à les confondre, dans l’apparence d’un rapprochement avec le rationalisme. Grâce aux associations héréditaires, on explique, au moins très agréablement, comment le sacrifice de son déjeuner pour secourir le passant finit par causer une jouissance particulière à ce qui n’était d’abord qu’un estomac ; mieux encore, on fait comprendre comment cet être qui n’est point un être, mais le vase mobile où tourbillonnent un certain nombre de molécules, en vient à se persuader qu’il est, qu’il persiste, qu’il réagit, qu’il doit résister aux influences du dehors, qu’il doit sacrifier les jouissances dont il sent l’attrait aux abstractions de la science, de la justice, de la charité. Tout cela est fort bien lorsqu’il ne s’agit que d’analyser l’histoire après la nature, d’expliquer le spectacle complexe de la société et celui que chacun de nous s’offre à lui-même. Mais, dès qu’on prétend arriver à des conclusions pratiques, le compte ne s’y trouve plus. Le diner qui a passé chez le chimiste ne peut plus être servi. Nous ne saurions nous dédoubler au commandement. Pour celui qui a compris que le devoir est un jeu d’optique produit par l’opposition de faits sans autorité, le devoir a perdu son autorité, à moins toutefois que derrière la nécessité mécanique il ne place une nécessité morale, à moins qu’il ne reconnaisse une finalité suprême, et qu’il n’avoue que l’évolution chimique et physiologique a pour but cet avènement de l’ordre moral qui en est à ses yeux l’effet nécessaire ; en d’autres termes, à moins qu’il ne déserte son drapeau et qu’il ne passe à l’ennemi. Un homme qui entend son propre langage n’essayera jamais de tirer des faits un droit qui s’élève contre les faits, qui les juge et qui prétend les régir. Avec sa nécessité adventice, son a priori de seconde main, ses intégrations indissolubles, qu’il lui réussit pourtant d’analyser, l’associationisme le plus souple et le plus compréhensif n’atteindra jamais qu’au sentiment, à l’illusion de l’obligation ; il ne saurait nous rendre le devoir lui-même. Après avoir reçu tous les raffinements dont elle est susceptible, la morale expérimentale n’aboutit qu’à des