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ANALYSES. — EDMUND GURNEY. The Power of sound.

des jouissances musicales. Néanmoins, M. Gurney admettra sans doute qu’il faut à l’oreille une certaine éducation préalable pour se reconnaître au milieu des richesses de la polyphonie instrumentale, au point où l’ont élevée les grands maîtres du xviiie et du xixe siècle.

Quelques mots enfin sur les préférences personnelles de M. Gurney. « Dis-moi qui tu aimes, et je te dirai qui tu es. » M. Gurney se montre, dans tout son ouvrage, admirateur passionné de Beethoven, de Schubert, de Schumann. Pour Wagner, tout en rendant justice à son incontestable génie, il condamne son système par des raisons qui me semblent péremptoires. Les beautés de Mozart et de Haydn le laissent assez froid ; il préfère évidemment la musique instrumentale à la musique dramatique, ce dont je suis loin de le blâmer. En revanche, il nourrit une « haine des plus vigoureuses » — le mot n’est pas trop fort — contre tout ce qui, de près ou de loin, tient à la musique italienne de ce siècle. Il n’a pas de paroles assez méprisantes pour caractériser les œuvres de Rossini, de Bellini, de Donizetti. Pour ou plutôt contre Meyerbeer, il adopte complètement la sentence sévère prononcée par Schumann, À côté de cela, il témoigne — chose vraiment inattendue — d’une grande admiration pour Aubert, que nous sommes plutôt habitués à ranger parmi les dii minores.

Je n’ai nullement la prétention de défendre quand même la musique italienne moderne, où l’on trouve beaucoup trop de banalités, de négligences, de remplissages. Mais M. Gurney devrait accorder que, chez Rossini surtout, mais aussi, à un degré moindre, chez Bellini et Verdi, il se rencontre des phrases mélodiques, dont la qualité, le développement, l’envergure ne sont pas à dédaigner, surtout par le temps qui court. Et, sans vouloir en rien déprécier les aimables qualités de l’auteur du Domino noir, je ne puis m’empêcher de trouver que non seulement dans Guillaume Tell, mais dans le chœur des Ténèbres de Moïse, dans le troisième acte d’Othello, voire dans le Barbier, l’Italiana, le Comte Ory, etc., Rossini lui est incomparablement supérieur. Sans Rossini, d’ailleurs, et l’influence considérable qu’il a exercée sur ses contemporains, que serait Aubert ?

J’ai essayé ici de montrer, par quelques exemples, à quel point M. Gurney avait creusé le sujet, si difficile, qu’il avait entrepris de traiter : mais son travail est si nourri, si touffu, que je ne puis avoir la prétention d’en avoir donné une idée même approximativement exacte, Son livre marquera certainement, comme l’une des analyses les plus complètes, les mieux suivies, des phénomènes si complexes qu’embrasse l’esthétique musicale. On peut ne pas partager toutes ses idées, mais il n’est, pour ainsi dire, pas une de ses phrases qui n’ait la puissance d’évoquer tout un monde de réflexions. Ses démonstrations sont appuyées par de nombreux exemples très heureusement empruntés aux grands maîtres. C’est un véritable monument.

Georges Guéroult.