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plus mouvementées de Beethoven qui auront ses préférences. Un autre jour, au contraire, un bel andante de Haydn (le largo, par exemple, du deuxième quatuor, op. 77), répondra mieux que quoi que ce soit à ses aspirations intérieures. De ces faits, difficilement contestables et qui, à des degrés divers, se retrouvent dans les autres branches de l’art, serait-il trop hardi d’inférer que le beau réside dans un rapport de convenance, dans ce que j’appellerais volontiers une consonance plus ou moins parfaite entre les dispositions intérieures actuelles de l’auteur et de l’auditeur, plutôt que dans un élément immuable, invariable, permanent, éternel, qui devrait agir et semper et ubique, et in omnes, comme dit la théologie catholique ? Je ne puis que poser ici la question, et je rentre dans mon sujet, en analysant les explications par lesquelles M. Gurney rend compte de la différence des impressions produites par le mode majeur et le mode mineur. Mélodiquement, le caractère spécial du mode mineur pourrait être attribué, suivant lui, à ce fait que la tierce distinctive, le mi bémol dans la gamme d’ut, étant éloignée d’un ton du fa, au lieu d’en être séparée comme le mi par un demi-ton seulement, l’attraction des deux notes est moins vive, et le mouvement de lune vers l’autre perd nécessairement en sûreté, en décision. Ceci est parfaitement admissible. Harmoniquement, M. Gurney repousse l’hypothèse de Helmholtz suivant laquelle l’accord mineur devrait son caractère spécial au son résultant grave de sa tierce inférieure, qui lui donne l’apparence d’un accord de septième majeure avec note fondamentale très faible, et lui ôte, par conséquent, cette impression de plénitude, ce je ne sais quoi d’achevé, de complet, que présente l’accord parfait majeur. Si M. Gurney avait pu étudier le phénomène sur un instrument juste, où les sons résultants sont beaucoup plus nets que sur le piano, il répugnerait peut-être moins à accepter cette explication. En tout cas, l’hypothèse qu’il propose et qui consiste, si je comprends bien, à admettre que l’impression harmonique dérive uniquement du souvenir de l’impression mélodique, me paraît au moins risquée, car, dans l’accord mineur comme dans l’accord majeur, il y a une tierce majeure et une tierce mineure ; la seule différence est dans la disposition de ces deux éléments.

Forcé de limiter ce compte rendu, je ne voudrais pas terminer cette analyse, beaucoup trop incomplète, sans signaler un point de vue très nouveau, sinon complètement exact, dans l’œuvre de M. Gurney. Se fondant sur ce que la musique est absolument inhabile à interpréter les objets extérieurs, qu’elle ne se rattache par aucun lien à l’histoire ou à l’érudition, qu’elle reste complètement en dehors des dissentiments politiques ou religieux, il soutient qu’elle constitue, au moins à notre époque si troublée, si pauvre en aspirations générales, l’art populaire par excellence, le mieux à la portée des intelligences les moins cultivées. Il y a, je crois, beaucoup de vrai dans cette manière de voir, et il est au moins douteux que la connaissance même des règles de l’harmonie ou du contre-point ajoute beaucoup à l’intensité