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ANALYSES. — EDMUND GURNEY. The Power of sound.

donnera même plus la peine d’en explorer les détails, il le verra comme un tout, comme un ensemble indivisible.

De même, les figures similaires des exercices de Czerny ou des études de Cramer nous apparaissent comme des unités, dont nous percevons seulement la note principale qui en forme le centre de gravité. Si bien que le mouvement effectif, j’allais dire le mouvement esthét quement utile, s’y réduit à fort peu de chose. Dans une véritable œuvre d’art, au contraire, et surtout dans les œuvres de Beethoven, à chaque instant l’intérêt de l’auditeur est ravivé par quelque élément inattendu, imprévu. Chaque note a une valeur propre, souvent immense, à elle toute seule.

À force de vouloir isoler la musique de toute association d’idées ou de sentiments, — et cela, je l’avoue, par une réaction bien naturelle et bien légitime contre la fausse sentimentalité, contre les théories insoutenables qui font de l’art des Schubert, des Gluck, des Mozart, des Beethoven, un art soi-disant descriptif de sentiments ou même d’objets extérieurs, — M. Gurney risquerait de rendre complètement inexplicable l’action esthétique de la mélodie[1].

À force de vouloir élever la divinité dans un monde supérieur au nôtre, il finirait par la reléguer dans une région où lui manquerait, pour ainsi dire, l’air respirable, le lien qui la rattache à nous autres, faibles mortels, qu’elle à mission d’intéresser.

Car, ainsi qu’il le remarque lui-même dans un chapitre subséquent, il est inadmissible de voir dans l’existence, dans la constatation de l’ordre, de la loi, de la raison, le caractère constitutif du beau qui nous charme et nous entraine. L’ordre, la loi, la raison d’être sont dans toutes les choses, belles ou laides. C’est comme « l’unité dans la variété » que nous retrouvons dans tous les objets possibles, dans le pourceau et le chardon comme dans la rose et la gazelle, dans l’univers, en un mot, où l’on nous accordera bien que la beauté ne règne pas en souveraine exclusive.

Il y a même une considération qu’il est peut-être permis de hasarder ici. Si le beau était un caractère incorporé aux œuvres d’art d’une manière permanente, invariable, comment expliquer les variations du goût et surtout les impressions si différentes produites sur la même personne par le même morceau de musique à quelques semaines, parfois à quelques jours de distance ? Tous les arlistes savent à quel point il est difficile de prévoir l’effet que fera sur le public telle pièce classique ou non : c’est même là que réside la grande difficulté de la rédaction d’un programme de concert. Tout dilettante a pu éprouver par lui-même que, dans telle disposition, il ne pourra jouer que les plus sombres fugues de Bach, que, dans telle autre, ce sont les sonates les

  1. Je ne parle pas ici spécialement de l’harmonie parce qu’avec beaucoup de raison, suivant moi, l’auteur n’y voit qu’un moyen de préciser davantage les relations des sons, et de caracériser plus nettement les phases du mouvement idéal.