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veillantes, comment les notions morales découlent de la sensation.

C’est la tâche d’un empirisme plus méthodique et plus aiguisé. Le principe fécond de l’association lui a fourni le moyen de s’en acquitter.

On peut concevoir de plusieurs manières cette genèse de la conscience morale en partant de la sensation, et dans ce travail de déduction on peut mettre au jour bien des vérités que la morale du devoir n’éprouvera point d’embarras à reconnaître, parce qu’à ses yeux l’avènement de la conscience se confond avec l’avènement de l’humanité. Mais, quelle que soit la valeur d’une semblable analyse, elle ne dispensera jamais son auteur de se prononcer clairement et catégoriquement, par oui ou par non, sur la question de savoir si lui-même se considère encore comme obligé par cette idée du devoir dont il vient d’exposer l’histoire. Voyons donc quelle position peut prendre l’empirisme devant le devoir.

Parmi les empiriques de l’ancienne école, notamment parmi les Anglais, plusieurs n’auraient pas hésité à répondre par l’affirmative à la question de savoir si la conscience les oblige personnellement. Ces esprits parfois très ingénieux, mais un peu myopes, étaient des hommes de bien, nourris à l’école de la vertu. Pénétrés d’une morale traditionnelle qu’ils ne se seraient jamais permis de mettre pratiquement en question ; non moins convaincus du dogme empirique, et de l’infaillibilité de leurs grands penseurs nationaux, le problème scientifique de la morale se résuma pour eux dans la recherche des faits naturels qui ont donné naissance à la conscience de l’obligation. Ils se mirent de tout leur cœur à cette étude, sans se douter seulement qu’entre une telle conscience et l’obligation elle-même s’étend l’intervalle incommensurable de l’apparence à la réalité. Comment faire entendre qu’un penchant soit obligatoire ? Si j’attribuais un mérite particulier au penchant de mon choix pris en lui-même (comme vous le faites toutes les fois que vous parlez de plaisirs purs, nobles, élevés, et de plaisirs bas et grossiers), je tomberais dans le pur arbitraire ou je ramènerais par un trou de la muraille l’a priori, l’idée innée, « le surnaturel ». Et, si je dédaigne cet expédient trop naïf, je ne pourrai jamais, sinon par quelque prestige, extraire le devoir de faits qui n’ont rien d’obligatoire. Non, s’il faut absolument des faits, les faits susceptibles de justifier la préférence accordée à telle conduite sur toutes les autres ne sauraient être que les résultats de cette conduite pour l’agent lui-même. Mais les bénéfices de la vertu peuvent être compris de bien des manières. Ici, l’empirisme, réduit à l’utilitarisme, va se diviser encore en se précisant. Lorsqu’on donne au mot sens une signification précise, en l’opposant à la raison comme