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ANALYSES. — EDMUND GURNEY. The Power of sound.

autres sens. Suivant M. Gurney, la couleur, en effet, représente simplement une impression sensorielle. C’est le caractère générique commun à toutes les sensations visuelles, comme l’odeur est le caractère commun à toutes les sensations olfactives.

Une autre particularité intéressante de l’ouïe et de la vue, c’est la faculté de rendre sensible un nombre considérable de différences dans les impressions qu’elles reçoivent. Ces différences peuvent se grouper sous deux chefs principaux : le premier groupe comprenant la distinction du caractère individuel de la sensation (qualité, quantité), le second, la distinction de leur position dans le temps et dans l’espace. Entre elles, la vue et l’ouïe présentent une différence essentielle à noter : c’est que l’œil fait un usage constant, habituel de ces facultés de recueillir les impressions les plus diverses, puis de les grouper en séries, tandis que, pour l’oreille, cette double opération, tout à fait accidentelle, ne s’exécute jamais qu’à l’occasion des phénomènes musicaux.

Avant de poursuivre plus loin cette analyse, il nous sera permis de’demander si M. Gurney n’est pas un peu injuste envers le sens du toucher. L’aveugle-né, comme nous, à la faculté de former des groupes de sensations diverses, d’en distinguer les différences et les nuances. Comme nous, il range tous les objets en catégories, en classes distinctes, et sa classification concorde avec la nôtre, comme le prouve l’identité du langage, sauf bien entendu en ce qui concerne les parties de l’univers inaccessibles à ses sens. De cette concordance, il semble résulter que le sens du toucher possède, sinon au même degré, au moins d’une façon incontestable, les deux caractères que M. Gurney assigne aux sens supérieurs comme un privilège spécial. Il n’est donc pas absolument équitable de lui refuser tout pouvoir esthétique, bien que, pour d’autres raisons, ce pouvoir soit certainement très inférieur à ceux de la vue et de l’ouïe.

Passons maintenant à un chapitre très important, où M. Gurney cherche à déterminer les éléments dont se compose une œuvre d’art, tâche infiniment ingrate et désagréable, comme il le dit fort bien, quand on a le parti pris d’éviter les banalités, les lieux communs ordinaires.

L’œuvre d’art est faite par l’homme. Elle implique plus que le simple arrangement d’objets matériels, beaux par eux-mêmes. Ce serait toujours, d’après M. Gurney, un abus de langage que de donner la qualification d’œuvre d’art à l’œuvre d’un chorégraphiste ou d’un dessinateur de jardins, Ici, je ferai encore une réserve : j’admets parfaitement que, dans l’œuvre d’art, il doive y avoir plus qu’un simple arrangement, mais je ne comprends pas bien pourquoi le chorégraphiste ou le dessinateur de jardins seraient exclus du temple, lorsque de la combinaison des poses ou des mouvements, de la disposition des allées et des mouvements de terrain, ils parviennent à tirer quelque chose d’émouvant qui exerce sur l’âme une influence incontestable. Il me paraît évident, par exemple, que Lenôtre, en disposant le panorama du parc de Versailles de façon à procurer au spectateur une impression de gran-