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c’est aussi l’obligation de protéger et de régler, sur la planète dont elle est de plus en plus maîtresse, le développement de la vie organique d’après la formule du bien absolu de l’univers. Mais, de ces deux tâches, la plus urgente est évidemment celle qui consiste pour chacun à mettre en harmonie ses tendances au bonheur individuel avec les exigences du bien commun de l’humanité. — Actuellement, cette harmonie n’est réalisable, pour la plupart des hommes, qu’au prix d’efforts qui impliquent presque toujours le sacrifice plus ou moins complet de leur bonheur égoïste. C’est que les sentiments de sympathie, de fraternité universelle sont encore trop peu développés pour que leur satisfaction procure à l’agent moral une somme de plaisir égale ou supérieure à celle des jouissances qu’il trouve dans son bien-être personnel ou dans celui de sa famille. De là une antinomie que le progrès de la civilisation fera peu à peu disparaître. Le bien des autres hommes deviendra pour chacun un besoin au même degré et au même titre que son bien propre. L’instinct social, développé par l’éducation, devenu, lentement organique par l’hérédité, sera dans l’humanité de l’avenir aussi puissant que l’instinct égoïste ou l’instinct familial. Dans l’échelle des espèces vivantes, il semble que l’espèce humaine seule soit appelée à réaliser cet idéal : Mme Royer estime cependant qu’à ce point de vue la moralité des fourmis ne le cède guère à la nôtre.

Mais n’est-il pas vrai que, par la civilisation même, les besoins croissent plus rapidement que ne se multiplient les moyens de les satisfaire ? que, par suite, l’accroissement de souffrance résulte nécessairement de la supériorité même de la culture ? Oui sans doute, et le spectacle de nos grandes sociétés contemporaines ne le prouve que trop. Cette nouvelle antinomie, c’est encore l’avenir qui se chargera de la résoudre. Il faut pour cela que « l’espèce, ayant atteint son plein développement organique et le plus haut degré de son évolution, arrive à l’équilibre entre ses besoins et la possibilité de les satisfaire, c’est-à-dire au bonheur spécifique. Alors, ses instincts étant exactement corrélatifs à ses conditions de vie, elle peut et doit cesser de varier, jusqu’à ce que les conditions de vie, variant elles-mêmes, lui imposent le devoir de nouveaux changements et de nouveaux progrès, sans lesquels elle entrerait en décadence. »

Nous voilà bien près des formules avec lesquelles nous a familiarisés M. Herbert Spencer. Partie, avant lui, des mêmes principes, Mme Royer pouvait difficilement arriver, en morale, à des conclusions bien différentes. Ce rapprochement suffit d’ailleurs, sans qu’il soit besoin d’insister davantage, pour faire ressortir le sérieux mérite du livre parfois profond, presque toujours suggestif, de Mme Royer.

Y.

Colonel Gabriel Salvador. — J. Salvador, sa vie, ses œuvres et ses critiques. 4 vol. in-12. Calmann Lévy. 1881,

Joseph Salvador a été l’un des premiers et des plus hardis initiateurs