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ANALYSES. — CL. ROYER. Le bien et la loi morale.

formule doit exprimer le bonheur de tous les êtres, y compris le nombre indéfini des consciences élémentaires | J’ajoute que Mme Royer ne paraît pas tenir suffisamment compte de la qualité des plaisirs et des peines ; qui dira si la joie que donne la vérité conquise est plus ou moins intense que la jouissance qu’on éprouve à manger quand on a faim ? — On a souvent montré, et ce n’est pas ici le lieu de le faire à nouveau, que le calcul utilitaire est illusoire, en ce que les sensations agréables ou pénibles ne sont ni rigoureusement mesurables ni comparables entre elles. Il faudra se contenter d’approximations fort grossières, telles que les donne la vulgaire expérience, et alors l’appareil des formules algébriques n’a plus d’objet.

Il va sans dire que, pour Mme Royer, il ne saurait être question d’une persistance quelconque de la conscience individuelle après la mort. Ce que nous appelons la personnalité n’est au fond que la sensation de l’unité organique : elle s’est formée lentement dans la série indéfinie des générations antérieures ; développée par la sélection, elle s’est conservée et transmise par l’hérédité. Elle s’évanouit entièrement quand se séparent les atomes ou consciences élémentaires dont elle est la résultante. — C’est là un des points les moins explicables de la doctrine évolutionniste : l’œuvre la plus achevée que produise le con“ cours aveugle des forces naturelles, la personne humaine, est en même temps la plus fragile et la plus éphémère ; tout compte fait, elle a vraiment moins de prix que l’atome, qui lui du moins est pour l’éternité en possession de son obscure conscience. Aussi cette immortalité, dont la personne doit s’interdire l’espoir, elle la retrouvera dans l’éternité de ses éléments constituants. La compensation paraît plus que suffisante à Mme Royer. À ceux que pourrait attrister l’anéantissement trop certain du moi après cette vie, elle promet, en manière de consolation, « la quiétude indifférente du repos inorganique », « la douce uniformité des sensations élémentaires ». « Si, dit-elle, il pouvait exister un état qui, au bien-être et à la quiétude physique de l’être purement végétatif, joindrait une conscience de l’être, nette et définie, mais en quelque sorte tout intellectuelle, un tel état serait le plus désirable de tous. Or il semble que, si l’atome matériel élémentaire est conscient, cet état de conscience doit être le sien… Si tel est en réalité l’état de conscience de l’être élémentaire, il faut reconnaître que c’est un état heureux, pouvant alterner agréablement avec les agitations passionnelles de l’état organique ; comme l’état de sommeil alterne avec l’état de veille pour les êtres vivants supérieurs, dont les activités surexcitées ne semblent pouvoir se passer de ces accalmies périodiques, dont le plaisir le plus vif fait sentir le besoin au moins autant que la douleur la plus intense. » — Ne sommes-nous pas ici en plein nirvâna bouddhique ?

Un dernier point important reste à examiner : quelle est, pour l’espèce humaine en particulier, la loi morale ? C’est d’abord et avant tout l’obligation de faire prédominer l’intérêt spécifique sur l’intérêt égoïste ;