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tère essentiel du signe comme tel ; entendons par là que le signe est l’image la plus saillante d’un groupe, qu’il s’en détache, le devance où lui succède de peu dans la conscience, comme un éclaireur accompagne une armée. En des pages excellentes, M. Egger a analysé avec une rare précision les caractères du signe comme tel.

D’où vient maintenant que, parmi tant d’images, c’est l’image sonore qui est le signe par excellence ? Il semble que l’image visuelle puisse mieux remplir cette fonction. Elle est d’ordinaire la plus saillante dans un groupe donné et présente par conséquent le caractère essentiel du signe, l’indépendance. Aussi est-elle un signe à l’origine, et, plus tard encore, elle conserve son importance. Les arts du dessin, même quand l’écriture est inventée, ont leur utilité ; l’écriture phonétique est, en un sens, une déviation de l’écriture primitive, qui était idéographique. Encore aujourd’hui, les mots ne donnent pas des choses des idées suffisantes ; il faut parler aux yeux en même temps qu’aux oreilles ; c’est pourquoi on illustre les livres destinés aux enfants ; c’est pourquoi on leur donne des leçons de choses.

Cependant l’image visuelle a été supplantée par l’image sonore : c’est que l’une est beaucoup moins facile que l’autre à représenter par des mouvements musculaires. Habitués à employer de préférence les sons quand nous voulons exprimer notre pensée à autrui, nous avons été naturellement amenés à nous servir d’images sonores pour nous exprimer à nous-mêmes notre propre pensée.

Indépendante du groupe dont elle fait partie, soustraite par l’attention dont elle est souvent l’objet, à l’influence déprimante de l’habitude négative, la parole intérieure conserve vis-à-vis des images qu’elle exprime une vivacité relative, et il se produit ce phénomène étrange que, le signe gardant toujours la même intensité, les choses signifiées s’effacent peu à peu, affleurent à peine à la conscience, deviennent presque inconscientes. La pensée aveugle ou symbolique, suivant l’expression de Leibnitz, que M. Egger oublie de citer, remplace les idées par les mots, ou du moins passe si rapidement d’une idée à une autre, qu’elle ne prend la peine d’en évoquer aucune complètement. Nous devons nous borner à signaler ici les pages très intéressantes où M. Egger a suivi cet évanouissement progressif des idées et a été amené à se prononcer sur la délicate question de l’inconscient.

De là résultent les avantages et les inconvénients du langage pour la pensée. Les avantages sont que la pensée est bien plus rapide, puisqu’elle n’a plus besoin de s’arrêter sur chaque idée ; elle économise la conscience sans détriment pour l’esprit.

Les inconvénients sont qu’on peut se déshabituer, si l’on n’apporte une attention soutenue, de reconstituer ses idées, de s’assurer que des éléments étrangers ne s’y introduisent pas : de là les préjugés et la routine. De là aussi le fait que les linguistes ont appelé l’usure des mots et qu’on devrait bien plutôt appeler l’usure des idées.

On voit par là ce qu’il faut penser des mérites ordinairement attribués