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pensée ; ici le sujet s’élargit : c’est, à vrai dire, la question générale des rapports du langage avec la pensée qui va être étudiée.

C’est une thèse plausible à première vue de dire que la pensée et son expression sont simultanées et ne vont pas l’une sans l’autre. Bonald a prétendu le prouver ; beaucoup de théoriciens littéraires y souscriraient. On répète avec Boileau qu’on énonce clairement ce qu’on conçoit bien, et on est tenté de faire bon accueil à ce : mot de Joubert : « On ne sait justement ce qu’on voulait dire que quand on l’a dit. »

Cependant cette simultanéité n’est qu’apparente. Il ne faut pas dire non plus d’une manière absolue que le mot précède toujours l’idée ou qu’il la suive toujours ; il la précède ou la suit selon les cas.

Il la précède lorsqu’il s’agit d’interpréter ou de s’assimiler les pensées d’autrui ; quand nous lisons un texte difficile ou écrit dans une langue étrangère, un intervalle appréciable sépare le mot de l’idée.

Il la suit lorsque nous trouvons nous-mêmes des pensées nouvelles : tout le monde sait que l’expression juste d’une idée ne se présente pas d’elle-même à l’esprit. On voit sans doute des esprits médiocres et confus se contenter de la première expression venue que rend à peu près leur pensée, si inexacte ou si incomplète qu’elle soit. Mais les esprits fermes et précis ne sont pas si aisément satisfaits : ils essayent, rejettent, corrigent leurs formules, jusqu’à ce qu’ils aient trouvé l’expression adéquate de leur pensée, et souvent n’arrivent pas à se satisfaire pleinement. Et lorsque, cherchant sans le trouver le nom d’une personne, nous nous rappelons son caractère, sa taille, sa profession, ne voit-on pas clairement l’antériorité de l’idée sur le mot ? Les gens timides ont aussi des idées présentes à la conscience, mais ils net trouvent la formule que dans l’escalier.

Il va de soi d’ailleurs que, l’effort mental pouvant varier, l’intervalle qui sépare le mot et l’idée sera plus ou moins grand ; l’idée : s’offre presque en même temps que le mot si nous lisons un texte facile ; le mot arrive presque en même temps, que l’idée si nous né voulons ex primer que des pensées banales. Ainsi s’explique l’apparente simultanéité de la parole et de la pensée.

Il faut enfin, ici encore, tenir compte de l’habitude ; et non pas seulement de l’habitude de répéter telles on telles formules, déterminées, mais de l’habitude de chercher pour sa pensée une expression exacte. Cette habitude survit aux actes qui l’ont fait naître et se manifeste par des actes qui imitent les anciens, tout en sen écartant, Ce qu’on croit improviser, on l’a préparé par des réflexions et des discours intérieurs. L’inspiration n’est que le terme d’une réflexion oubliée, « Plus on est jeune, moins on a les moyens d’être inspiré ; plus on est jeune, moins la parole peut aider la pensée. »

Il suit de là que rien dans les opérations de l’esprit n’appartient en propre au langage : il vaut ce que vaut la pensée, et on ne trouve dans les mots que ce qu’on y a mis. C’est un point important, qui sera mis