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nécessaire à lui, sans qu’aucune de ces représentations puisse jamais être rapportée à la chose même, on se demande en quoi peut consister la supériorité de l’opinion d’aujourd’hui sur celle d’hier, comment on peut définir la différence entre l’erreur et la vérité. Le fatalisme ramène un esprit conséquent à la doctrine de Protagore.

Cette considération serait décisive, si le défenseur du libre arbitre possédait lui-même un critère de la vérité bien rigoureux ; mais il ne faut pas demander des perfections incompatibles. Dans le système du libre arbitre, la nécessité de penser disparaît. Le critère de la vérité objective n’y peut être qu’un idéal ; mais cet idéal est intelligible. C’est le concert des esprits, obtenu par le sincère effort de chacun d’eux pour étendre et pour ordonner le champ de ses représentations. La possibilité de cet accord implique l’homogénéité foncière des intelligences, c’est-à-dire au fond la réalité de espèce. Il s’obtient par la vérification, c’est-à-dire par la concordance des résultats d’une méthode avec ceux d’une autre, se reproduisant dans chaque esprit. Dans le système déterministe, où chacun à toujours nécessairement la seule opinion qu’il puisse avoir, on ne trouve pas de motif qui puisse l’engager à la mettre en question lorsqu’elle est formée, et la comparaison de la représentation avec son objet étant impossible, on ne sait plus où chercher un critère de la vérité. Dans le système du libre arbitre, où chacun est responsable de ses jugements, le motif de les contrôler sans cesse est manifeste : c’est un motif de conscience. À défaut d’un critère certain de la vérité objective, nous en trouvons l’équivalent dans l’union des opinions consciencieuses.

La supériorité du déterminisme Pour la science se trouvant donc illusoire, rien ne saurait nous empêcher d’affirmer positivement le libre arbitre, dont l’admission pratique est indispensable à l’établissement d’une morale.

L’accord final sur la vérité suppose, ainsi qu’on vient de le marquer, l’identité essentielle d’un esprit et d’un autre esprit. Ce seraient donc finalement l’unité de l’espèce et la liberté des individus que nous trouverions former les conditions de la science possible, car l’identité sans l’unité ne saurait s’entendre. Mais nous l’insistons pas sur ce point ; maintenant : on en verra bientôt l’importance souveraine. Qu’il nous suffise aujourd’hui d’avoir justifié la croyance à la liberté, dont nous avons besoin.