Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 13.djvu/411

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
407
CH. SECRÉTAN. — du principe de la morale

impriment au courant son allure tourmentée et commandent la marche du navire sont réellement si dangereux, qu’on ose à peine critiquer le savant pilote. Pensez un peu : récifs à bâbord, brisants à tribord ; l’Église de Rome a si bien imprimé ses traits à sa fille aînée que la Révolution même a romanisé. N’est-ce pas un personnage des Soirées de Neuilly (quel lointain souvenir !) qui voyait dans un bonnet rouge l’image renversée du Sacré Cœur ? Morale juridique, tribunal jugeant les cas de morale, le métal est le même ; et c’est entre cette enclume et ce marteau que nous voyons la liberté s’amincir.

Le contrat implicite sur lequel porte la Science de la morale n’est qu’un appareil d’exposition, du moment où le contrat est commandé par le devoir envers soi-même. Le devoir de s’employer aux raisonnables fins des autres[1] existe donc avant le contrat, comme la cause finale qui pousse à sa conclusion. Et qu’est-ce qui pourrait rendre compte d’un tel concours obligatoire ensemble et nécessaire, sinon l’unité ? Après avoir établi fortement la solidarité morale inévitable, universelle des membres de notre race, le philosophe qui croit constater de l’homme à l’animal le sentiment d’une espèce de communauté ne pourrait pas se refuser sans un violent parti pris à confesser la communauté des hommes réelle et foncière.

Comprenons-nous donc réciproquement. Notre désaccord ne porte point sur les droits respectifs du sentiment et de la raison au gouvernement de notre vie. Nous reconnaissons la souveraineté de la raison de la manière la plus expresse ; mais la morale juridique ne nous paraît pas formuler l’impératif rationnel de la manière la plus simple, la plus franche et la plus compréhensive. Le besoin senti par le criticisme d’ajouter quelque chose à la justice en contient implicitement l’aveu. Nous rougissons de prendre ces libertés dialectiques avec un ouvrage auquel nous avons de très grandes obligations ; mais, que voulez-vous ? le fondateur du criticisme nous paraît aujourd’hui le repré-

    en aider dans les quelques pages consacrées plus haut à établir le fait de la solidarité. Mais il aurait fallu bien du courage pour reprendre le sujet après lui. Son livre traduit exactement notre pensée. On s’en veut de ne l’avoir point fait, sans se demander si l’on en eût été capable. Nous n’avons pas la prétention d’y renvoyer le lecteur, qui le connaissait sans doute avant nous, — C’était une conséquence du plan conçu d’entrée que sa conclusion, pleine du bon sens moral le plus élevé, ne touchât pas au problème agité dans notre étude, la définition de l’humanité. Toutefois l’auteur en prépare une solution conforme à la nôtre, lorsqu’il établit d’un soin jaloux, à chaque nouvel aspect de la solidarité, qu’elle est plus utile que nuisible à la morale. De là à conclure que la solidarité n’est pas un accident, mais un fait normal, appartenant à la nature des êtres solidaires, il n’y a qu’un pas, que M. Marion nous aide à franchir.

  1. Tome Ier, p. 220.