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SECRÉTAN. — le principe de la morale

une vérité scientifique, non parce qu’il est démontré par tels et tels phénomènes, mais parce que, depuis un temps jugé suffisant, tous les hommes qui s’occupent de ces matières et qui s’envisagent réciproquement comme compétents s’accordent à juger ces démonstrations valables.

Faire avancer la science, c’est donc amener l’uniformité des représentations. Ce point est assez évident ; il importe seulement de ne pas le perdre de vue. Maintenant, comment les opinions divergentes pourraient-elles se modifier pour se rapprocher, si chacune d’elles était nécessaire ? Comment puis-je proposer à quelqu’un de changer d’avis, s’il est vrai que chacun de nous ne puisse penser que ce qu’il pense ? — Le déterministe répondra sans doute : « En effet, chacun des interlocuteurs pense nécessairement comme il le fait à cette heure, mais d’une nécessité pareille ils se communiquent leurs sentiments ; nécessairement les raisons de l’un, les faits qu’il produit amènent l’autre à son opinion. » — J’entends bien cela ; mais toujours faut-il se considérer comme capable de changer d’opinion pour écouter celle d’autrui et pour remettre en question ce dont on se croyait certain. L’illusion de la liberté serait donc le ressort du monde intellectuel aussi bien que celui du monde moral. Et ce que nous disons de l’espèce et de la science objective, universelle, il faut le dire également de l’esprit individuel et des croyances personnelles. Si j’estime qu’il m’est impossible de changer d’avis (et cette opinion s’établit d’elle-même, lorsque les raisons particulières de douter ne sont pas déjà présentes à l’esprit), je n’examinerai pas le sentiment des autres, je ne recommencerai pas mon étude, je ne ferai rien pour m’éclairer. Quoi qu’il en soit du déterminisme pris en lui-même, la croyance au déterminisme intellectuel briserait évidemment le nerf de l’esprit.

Les fatalistes de système ne sont point d’accord avec eux-mêmes, et ils le savent. Ils oublient leur philosophie et se dirigent suivant la doctrine opposée dans leur cabinet d’étude et dans la discussion savante aussi bien que dans les affaires et dans la société.

Une doctrine qu’il faut traiter de la sorte nous inspire une défiance insurmontable.

Finalement, si la connaissance de la chose en soi n’est qu’une contradiction dans les termes, si la vérité ne peut être que la représentation normale, conforme à la nature du sujet, et si les représentations du sujet sont toujours nécessaires ; si s’instruire, se corriger n’est qu’échanger une représentation nécessaire contre une autre qui l’est également ; si le jugement du tiers qui compare ces deux représentations et les apprécie n’est encore que sa représentation