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puisqu’on a placé dans le devoir envers soi-même le fondement de tous les devoirs.

Enfin, après avoir d’abord opposé la justice et la bonté comme incompatibles, puis reconnu plus tard dans la bonté une condition de la justice elle-même, l’auteur finit par accorder, ou plutôt par proclamer la valeur positive et souveraine d’une conduite qui dépasse tout ce que la justice pourrait demander, et que le devoir envers soi-même ne commande pas. « C’est le don que l’agent peut faire de ce qu’il avait droit de se réserver, c’est la peine qu’il prend pour le bien des autres, ce sont les renoncements qu’il s’impose en augmentant le fonds commun des biens de l’humanité par des travaux qui passent la mesure de l’obligation. » En un mot c’est le dévouement, c’est le sacrifice, c’est l’amour, oui, l’amour, mais un amour raisonnable, sans acception de personne, inspiré par la notion d’une solidarité libre entre tous les hommes ; c’est la bonté dans l’ordre de la raison, appliquée à la poursuite de cette fin commune de tous, qui se composerait des fins propres de tous atteintes et possédées[1].

Il fallait bien en venir là ; il fallait bien qu’une âme droite aboutit à la vérité ! La pensée que le philosophe énonce en quelques mots lumineux forme la clef de voûte de l’ordre moral. Il le sait et il l’avoue, mais à contre-cœur ; on dirait d’un témoin à qui la torture arrache mot après mot le secret qu’il voulait taire. S’il faut l’en croire, cette charité constitue un mérite et n’est plus un devoir. « Rien ne serait à reprocher à celui qui manquerait de mérite dans l’ordre idéal[2]. »

Cette distinction peu catholique, au vrai sens du mot, mais assurément bien romaine, entre le devoir et les œuvres surérogatoires, est l’inévitable conséquence de la confusion non moins vaticanesque entre la jurisprudence et la morale, dans un esprit qui connaît le bien. Ne faut-il pas qu’à tout devoir réponde un droit ? Si l’on désignait simplement sous le nom de devoir l’idéal de conduite que la raison nous propose, tous ces brouillards se dissiperaient en même temps. « Rien ne serait à reprocher, nous dit-on, à celui qui manquerait de mérite. » — Rien de la part d’un autre, je le veux bien ; mais celui qui a l’idée de ce bien supérieur et qui se sent capable de le réaliser n’aura-t-il rien à se reprocher lui-même, s’il ne le fait pas ? Le choix bien pesé d’une voix passive ambiguë fait assez comprendre que M. Renouvier n’y songe pas. En effet cette opposition scabreuse

  1. Science de la morale, tome Ier, p. 289.
  2. Ibid., p. 243.