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CH. SECRÉTAN. — du principe de la morale

être juste il suffit d’avoir voulu l’être en conscience ; nous ne souscririons point à cette distinction. On n’admet pas que le dessein d’être juste dispense l’agent de chercher à savoir ce qu’il fait, et l’on croit que la conscience du charitable peut être en repos, lorsqu’il a fait le bien suivant des lumières qu’il s’efforce incessamment d’étendre et de purifier. Avant d’accorder à Kant lui-même la supériorité d’une morale purement formelle et subjective, nous attendrons que cette morale ait été produite. Celles qui portent le plus ce caractère (et, suivant notre sens, beaucoup trop) ne sont point encore conséquentes à leur intention. Une morale a priori devrait commencer par déduire du principe invoqué la pluralité des sujets moraux, qu’elle reçoit de l’expérience. Dès que pour agir et trouver sa voie on est obligé de consulter l’expérience, il n’est pas permis d’assigner à cette investigation une limite arbitraire. Il faut voir ce que sont les êtres sur lesquels notre activité s’exerce ; il faut calculer les effets probables de nos décisions. Et par le fait, il est impossible de rien vouloir sans se représenter un effet probable.

Du reste, il est inutile de discuter longuement : nous sommes d’accord et nous nous savons d’accord. Je reconnais avec empresment que l’empire approximatif, imparfait de la justice volontaire serait quelque chose d’infiniment supérieur à tout ce que nous pouvons imaginer, et que « la bienveillance, libre des chaînes de l’iniquité, nous paraîtrait régner seule[1]  ; » mais je n’oublie pas « la forte induction qui porte à penser que, sans la bienveillance et la sympathie mutuelle des personnes, aucune société n’eût été possible[2]. » Kant avouait ne pas savoir si jamais action s’était accomplie par la pure considération de la justice, sans mélange de sentiment, et M. Renouvier ajoute qu’il ne sait pas « si l’agent purement rationnel, supposé possible, serait moralement supérieur à l’agent passionnel pur, étant donnés des actés identiques[3]. » — On n’en demande pas tant : il suffit que la bienveillance envers autrui soit jugée indispensable à l’accomplissement des devoirs de justice, pour que la culture et le développement des dispositions bienveillantes deviennent eux mêmes un devoir. En effet, dût la morale y périr, ainsi qu’il nous en a menacé de la façon la plus expresse, l’auteur en convient : la bienveillance est un devoir, mais seulement un devoir envers soi-même. Pourtant c’est bien la justice qui veut que nous nous mettions en état d’observer la justice. En principe d’ailleurs, la distinction n’importe guère,

  1. Science de la morale, tome Ier, p. 165.
  2. Ibid., p. 184.
  3. Ibid., p. 185.