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monde le sait et l’éprouve… si la bonté est un devoir et si ce devoir est accompli, la justice est violée[1] (p. 140). »

Aux réclamations qui s’élèvent, l’auteur répond :

« Si l’empire suprême de la justice nous paraît dur, c’est que nous ne remarquons pas assez combien il est nécessaire… et que nous ne savons pas nous rendre compte des désordres qu’entraine partout et toujours le sentiment pris pour mobile exclusif des actes ; c’est aussi que nous ne sentons pas la beauté du juste et que nous lui reprochons d’exclure les affections qu’il ne fait que régler. Si enfin l’empire de la justice nous paraît insuffisant pour le bonheur des hommes, c’est que nous sommes malheureusement privés de ce spectacle, que la terre n’a jamais contemplé[2]. » :

Si nous avions ici le dernier mot du criticisme, nous le repousserions de la façon la plus catégorique. Non, la bonté n’est pas un sentiment, car le sentiment se termine en nous, comme un plaisir ou une souffrance, tandis que la bonté porte sur autrui. La bonté n’est pas une passion : À moins de changer complètement le sens des termes, qui dit passion, dit passivité, affection de la volonté, tandis que la bonté est souverainement libre et active. La bonté, la bienveillance est une forme, une direction de la volonté parfaitement déterminée : elle tend au bien de son objet. Ajoutons : elle est l’accord de la raison et de la volonté, la volonté raisonnable, la volonté vraie, car c’est l’affirmation de l’être au sens plein du mot. La bonté n’est point sans règle ; la soi-disant bonté sans règle n’est point la bonté, c’est le caprice ; la règle de la bonté est fort simple, fort claire, plus simple que celle de la justice, qui en dérive. Cette règle de la bonté, l’utilitarisme l’a formulée depuis longtemps en excellents termes : « Fais le plus grand bien possible au plus grand nombre. » Il est vrai que l’utilitarisme ne sait pas en quoi le bien consiste ; mais la vérité de son précepte n’est pas altérée par cette ignorance. Lorsque cette lacune est comblée, lorsque la nature du bien est définie en termes précis, on s’aperçoit instantanément que les prétendus conflits de la justice et de la bonté sont impossibles, parce qu’en entreprenant sur la justice on fait toujours plus de mal que de bien. L’illusion sur ce point ne saurait provenir que de myopie. Mais tous les principes comportent également des erreurs dans l’application.

Et si l’on alléguait que pour suivre la loi de bonté il faudrait connaître les effets de nos actions, ce qui est impossible ; tandis que pour

  1. Science de la morale, tome Ier, p. 140.
  2. Ibid., p. 165.