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Nous n’insisterions pas sur une distinction qu’on trouvera peut-être subtile ; si les conséquences de l’innovation ou de la rétrogradation proposée n’étaient pas si dangereuses. L’identification de la morale et du droit posée en principe, il est naturel de la maintenir même dans le monde où la contrainte devient nécessaire, le seul que nous connaissions. On peut la combiner avec un autre idéal moral que celui de l’auteur, et, même en conservant le sien, elle reste menaçante. Tous les devoirs de justice ne sauraient être rendus exigibles sans de graves inconvénients, et le devoir ne se borne pas à la seule justice, M. Renouvier lui-même en convient. Bien plus funeste en ses conséquences que l’altération de quelques préceptes particuliers, l’identification de la morale et du droit est la grande erreur des Églises ; c’est la malédiction de l’histoire moderne. On souffre en voyant les traditions révolutionnaires la placer sous le drapeau de la liberté, qu’elle a détruite.

Nous disons que le devoir s’étend plus loin que la justice : il embrasse la charité. M. Renouvier l’admet parfaitement, au sens où nous l’admettons nous-même ; mais il semble ne pas le faire avec plaisir ; son parti pris de morale juridique complique sa marche et sa terminologie. Toutes ses ouvertures sur la matière méritent un examen scrupuleux.

Par un artifice d’exposition semblable à la fameuse statue de Condillac et de Charles Bonnet, la Science de la morale observe d’abord l’homme philosophique, un être humain seul dans la forêt qui le nourrit et qui l’abrite, un Robinson qui a perdu tout souvenir de la famille, de la patrie… et du naufrage. La raison parle en cet homme et l’instruit de ses devoirs envers lui-même. Ces devoirs se résument à la pratique de trois vertus : le courage, la sagesse et la tempérance. Le devoir envers soi-même, c’est-à-dire au fond le devoir de se perfectionner soi-même, est à la base de tous les autres.

Rencontrant dans l’animal une nature qu’il juge susceptible de souffrance, l’homme philosophique a le devoir de ne pas le maltraiter. C’est à ces termes, dans cette limite, que l’auteur circonscrit ce qu’il nomme lui-même le devoir de bonté, qu’il étend d’ailleurs jusqu’à la sévère et péremptoire interdiction de la nourriture animale. On ne voit pas pourquoi la formule de la bonté reste négative le devoir d’aider au bonheur des êtres sensibles sortirait aussi bien du principe que celui de ne pas leur nuire. Sous la forme où la Science de la morale nous la présente, la déduction de ce dernier devoir nous semble d’ailleurs arbitraire. Elle implique ce que l’auteur, dans une juste appréhension des conséquences, se montre jaloux d’en écarter : j’entends un devoir dont l’être sensible serait l’objet direct,