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CH. SECRÉTAN. — du principe de la morale

buer ; et quant à notre bonheur personnel, il ne forme pas un but moral, puisqu’il nous est imposé par la nature, que le devoir frustre incessamment de prétentions pourtant légitimes.

Ce n’est pas le lieu de discuter ces conclusions. Nous ne demanderons pas non plus pourquoi l’activité ne s’arrête pas, quand la raison l’empêche d’aller à sa fin nécessaire. Nous tenons de Kant lui-même que la raison pratique est une volonté supérieure, la volonté du vrai moi, si bien qu’il appelle autonomie de la volonté la parfaite obéissance à la loi morale. Sa conception de la vie normale correspond exactement à sa conception de la science : Causés par les dehors, la sensation et le désir ne donnent l’un et l’autre qu’une première secousse à la machine, laquelle, dès cet instant, doit fonctionner toute seule. Mais nous nous éloignerions de notre sujet en essayant d’apprécier la valeur de cette théorie ; il suffit de marquer que, dans l’ordre de la moralité, prudemment distingué du droit exigible, le fondateur de la Critique impose le service d’autrui comme un devoir de premier ordre, sans hésitation ni restriction d’aucune sorte.

Le criticisme français suit une marche un peu différente. À l’opposition consacrée entre le droit, dont nous pouvons nous prévaloir, dont les prescriptions peuvent nous être imposées, et la morale, suivant laquelle nous devons régler nous-mêmes nos actions, nos sentiments et nos pensées, sans pouvoir en exiger le respect de la part d’autrui, M. Renouvier substitue l’opposition non moins ancienne et non moins nécessaire entre l’idéal de la justice volontaire et de la paix et le règne de l’astuce et de la violence limitées par des lois de contrainte, ordre qu’il désigne sous le nom expressif d’état de guerre, tandis que nous l’appelons vulgairement la société. Cette distinction, qu’il féconde avec le plus grand zèle et le plus grand profit, lui paraît suffire. Dans l’état de pais, où chacun voudrait être juste, il n’y aurait pas de place pour la contrainte ; et pourtant, à chaque obligation morale correspond un droit de l’autre partie. La contrainte ne se justifie que par l’état de guerre. Il n’y a donc proprement pas d’idéal d’un droit matériellement exigible, tandis que le droit et la morale ne forment qu’une même doctrine dans l’état de paix, dans l’idéal.

Cette conception ne nous paraît pas irréprochable. Une lésion de droit mettrait fin peut-être à ce bienheureux état de paix ; mais, en raison de la liberté des individus, elle pourrait toujours s’y produire, et, d’après la nature des choses, réparation pourrait toujours en être exigée. Ainsi le droit de contrainte ne déploierait sans doute aucun effet dans le monde idéal, mais il y subsisterait virtuellement, et par conséquent il comporte lui-même un idéal.