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Demandons plutôt ce qu’elle défend, car au fond elle ne commande rien : Considère toujours la personne étrangère comme étant son but à elle-même, ne la violente pas, ne l’abuse pas : si tu as promis, tiens ta promesse ; bref, égalité, réciprocité, voilà toute la justice, aussi longtemps que rien n’est déterminé quant aux rapports des êtres soumis à sa loi. Il saute aux yeux que le plus sûr moyen de ne faire tort à personne serait de n’avoir affaire avec personne, Et si la chose est impossible, le moins qu’on en aura sera le mieux. Pour arriver à des conclusions pratiques diamétralement opposées, pour constituer des devoirs positifs, il faut accumuler les fictions et les artifices, de manière à faire entrer en compte un certain nombre de faits très réels et très importants, mais qui jurent avec les bases du système,

Expliquons-nous : La loi de justice est assurément souveraine, et, pratiquement, suffit à tout ; mais, logiquement, elle est dérivée. Lorsqu’on en fait le point de départ et la source de toute vérité morale, on considère naturellement les sujets de la justice comme des êtres égaux et séparés, indépendants, jusqu’à ce qu’un acte volontaire, un contrat les mette en rapport. On se plonge ainsi du premier pas dans la fiction jusqu’au-dessus des yeux, car ces égaux ne sont point égaux, et ces êtres indépendants ne sauraient exister les uns sans les autres ; ce contrat, exprès ou tacite, nous est imposé par la nécessité des choses. Pour arriver à la justice, peut-être vaudrait-il mieux “partir de la vérité !

La Critique de la raison pratique est aujourd’hui bien connue. Il n’y aurait pas d’intérêt à la résumer encore une fois, surtout après l’étude si approfondie dont elle a fait l’objet tout récemment dans ce recueil. Né dans un port de mer, et probablement navigateur dès son enfance, Kant savait très bien comment on court des bordées, en opposant chaque fois la toile au vent sous l’angle voulu, de manière à faire marcher une barque dans toutes les directions par un vent quelconque ; mais il faut du vent et un gouvernail. Chez Kant, le vent souffle toujours du même quartier : c’est la soif du bonheur. Le gouvernail, c’est la raison, l’impératif de la raison, qui dit : Sois raisonnable, c’est-à-dire sois sublime ; ne veuille rien, absolument rien, pour des considérations particulières à ta personne ; ne veuille rien que pour des raisons qui devraient, suivant ton jugement, faire vouloir la même chose à tout le monde. Grâce au changement de direction imprimé par cette règle, la volonté, que pousse le désir du bonheur personnel, arrive à ne se présenter comme objet que sa propre perfection et le bonheur d’autrui. Tels sont les buts raisonnables d’activité. Tendre à produire la perfection chez autrui n’en serait point un, attendu qu’il n’est pas en notre pouvoir d’y contri-