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CH. SECRÉTAN. — du principe de la morale

garder le principe, sont empruntés à l’expérience : ils constituent une approximation de la vérité ; ils se fondent sur une perception obscure de la solidarité, qui n’a de raison qu’en l’unité, et qui pousse à la transformation du principe.

L’amour d’autrui pris subjectivement pour mobile unique, en faisant abstraction de la connaissance du monde, conduit logiquement à l’entier abandon de soi-même, à la négation de soi-même ; et cette conséquence, l’enthousiasme l’a souvent tirée. Les tempéraments nécesaires sont apportés ici par le sens commun, par l’insurmontable réaction de la nature, qui ne nous permet ni de nous haïr ni de nous oublier ; ils conduisent finalement à la vérité de l’unité, suivant laquelle nous nous trouvons en nous donnant.

La justice n’est pas un mobile, la justice est vierge. Agir toujours de manière que la maxime de notre conduite puisse être érigée en loi universelle par la conscience, telle est la justice, selon Kant et suivant M. Renouvier. Ce n’est qu’une règle formelle. Agis ainsi, si tu agis, telle est la loi : l’impulsion qui fait agir doit venir d’ailleurs. Et si toute morale est renfermée dans la justice, comme ces maîtres l’enseignent tous deux, le mobile de l’action, la volonté, ne saurait posséder aucune valeur morale. Is le disent effectivement, mais ils ne le croient pas. Ils l’affirment, mais ils ne tardent pas à retirer eux-mêmes leur affirmation. Ils constatent le fait de la bienveillance (nul n’étant mieux placé pour cela), ils en reconnaissent la présence dans le cœur humain ; puis, après quelques façons, avec certaines restrictions, ils finissent par lui accorder, chacun à sa manière, une valeur positive, ce qui ne laisse pas de jeter un certain trouble dans leurs conceptions.

La conséquence rigoureuse de l’idée maîtresse ne permet d’admettre aucun motif moral primitif ; mais, la justice une fois conçue, elle suggère un mobile secondaire : le sujet peut se proposer de réaliser l’ordre de justice dans la mesure de ses facultés. Seulement, remarquons-le bien, cette intention n’est plus la justice elle-même, c’est un amour, c’est une passion, passion raisonnable sans doute, mais toujours passion, suivant une terminologie que nous acceptons sans la juger.

On a souvent signalé comme une imperfection ce dualisme du mobile et de la règle. L’esprit philosophique s’arrangerait mieux d’une force vivante, conçue de manière à s’ordonner naturellement elle-même. Nous ne désespérons pas de la trouver, ou plutôt nous croyons l’avoir déjà trouvée ; mais passons sur un inconvénient d’une nature un peu technique, prenons la justice simplement comme une règle, et demandons-nous ce qu’elle prescrit.