Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 13.djvu/400

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
396
revue philosophique

individuels, la justice devient la règle certaine et nécessaire suivant laquelle se réalise l’amour de l’humanité, l’amour de l’être, identique à l’amour de soi. D’après la définition que nous en avons recueillie de la bouche d’une femme supérieure, la justice est l’ordre de la charité.

Comment justifierons-nous ces énoncés, qui paraîtront à quelques-uns des paradoxes ? N’y aurait-il pas trop de présomption à vouloir tirer nous-même, suivant notre faible logique, les conséquences légitimes de l’idée simple de la justice, lorsqu’elles ont été déduites avec tant d’autorité par les représentants de cette haute doctrine ? Il faudra donc établir notre jugement, s’il est possible, par l’appréciation de leurs systèmes. Et la critique de leurs conclusions n’y suffira point : sauf quelques différences de pure forme, que nous croyons pouvoir expliquer à notre avantagé, ces conclusions sont absolument les nôtres. Il faudra prouver qu’elles ne leur sont pas acquises. Il faudra donc en user d’une façon peu discrète envers les œuvres que nous respectons le plus ; la position n’est point enviable. Exécutons-nous pourtant, puisqu’il n’y a pas d’autre issue possible.

Nous rencontrons ici un cas remarquable d’une infirmité qui apparaît fréquemment dans l’histoire de la morale et dont on a déjà signalé plus haut quelques exemples. Les chefs du criticisme allemand et français ont trouvé dans leur conscience, développée par la tradition universelle, mûrie par leurs sympathies et par leurs réflexions sur les réalités de l’existence, un ensemble de jugements moraux, évidents pour eux, qu’ils ont formé le dessein de réduire en système. Des raisons, non plus d’ordre moral, mais plutôt d’ordre logique, leur ont suggéré l’idéal d’une morale purement a priori. Des considérations historiques, des motifs de sentiment ont dicté le choix du principe auquel ils se sont arrêtés à l’exclusion des autres ; puis il leur à fallu presser ce principe et le tourmenter, jusqu’à ce qu’il eût cédé, bon gré mal gré, toute l’excellente morale que ces philosophes portaient dans leur cœur.

La difficulté de leur entreprise s’accroît encore en raison de leur incomparable bonne foi. Leurs œuvres en portent la marque.

L’amour de soi, l’amour d’autrui sont des mobiles.

L’amour de soi pris simplement, sans égard aux rapports du moi, sans la vue du monde, sans la révélation de son unité, conduit logiquement à tout rapporter à soi ; le reste ne peut être que moyen, le reste ne doit être que moyen, si l’amour de soi donne une morale. Les tempéraments que la doctrine apporte à cet égoïsme pour le métamorphoser pratiquement en son contraire tout en prétendant