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Hegel, les philosophes en général, y compris ceux qui n’admettent point la finalité, n’ont pas mis en doute que la dernière fin du monde ne fût de fournir matière à leurs explications. Pour moi, j’ose penser, avec M. Arnold, avec Kant, avec Pascal, avec Paul de Tarse et le gros des simples, que l’original vaut plus que l’image. Le savoir m’apparaît non comme un but absolu, mais comme un moyen pour l’édification du monde, dont les dernières raisons et les fins suprêmes sont d’ordre moral. Le fond de tout est à mes yeux volonté ; la conscience, le procédé suivant lequel la volonté prend possession d’elle-même ; la perfection de la volonté, la perfection de l’être et le but de la science. Je crois à la primauté de la raison pratique, et je vote librement en faveur de la liberté.

Ce qui me confirmerait dans mon choix, si la chose était nécessaire, c’est que cette supériorité dans l’intérêt scientifique accordée, assez légèrement peut-être, au déterminisme, devient passablement équivoque lorsqu’on y regarde d’un peu plus près. L’avantage lui reste aussi longtemps qu’il ne s’agit que de l’objet du savoir et de la science idéale considérée elle-même ; mais en dirigeant son attention sur les conditions de la connaissance, on voit que cet avantage est payé bien cher. En effet, la conformité de la pensée à l’objet ne saurait, disions-nous, être constatée. Cette impossibilité ne tient pas à l’imperfection de nos moyens de connaître, elle tient à la nature même de la question. En demandant ce que sont les choses en elles-mêmes, en prétendant les voir telles qu’elles sont, sans y rien mettre du nôtre, nous nous proposerions un problème contradictoire, car il reviendrait à vouloir nous représenter quelque chose qui ne fût point une représentation, à prétendre percevoir sans percevoir. La vérité objective ne peut donc signifier qu’une représentation où les particularités de notre conscience personnelle n’entrent pour rien : en style théologique, ce serait voir la chose comme Dieu la voit ; en style métaphysique, ce serait, j’imagine, la voir comme elle se voit elle-même. Ni l’un ni l’autre ne sont possibles, puisqu’il faudrait toujours cesser d’être nous-mêmes. La seule approximation concevable de cette vérité idéale, son équivalent, son représentant, qui est lui-même un idéal, c’est une représentation commune à toutes les intelligences semblables à la nôtre ou susceptibles de le devenir. Cela s’applique au concret et à l’abstrait, à la perception sensible comme à l’évidence rationnelle. La personne ou le groupe qui tient une opinion pour vérité entend par là que tous pourraient et devraient l’embrasser. C’est l’accord des esprits au sujet d’une proposition qui la fait entrer dans la science. Cet accord n’est jamais qu’approximatif, la science l’est également. Ainsi le mouvement de la terre est