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une conduite qu’il serait assez difficile de condamner absolument sans exception dans la pratique, il faudrait donc que les éducateurs produisissent les titres irrécusables d’une supériorité pratiquement illimitée. L’autorité des parents peut errer sans cesser d’être légitime, parce qu’elle est un fait de nature et que la nécessité l’impose ; mais toute autre est la condition d’une autorité qui s’institue elle-même. La bonne intention ne lui suffit pas, il lui faudrait l’infaillibilité certaine : c’est l’infaillibilité qu’elle a toujours supposée, et c’est à la proclamation catégorique de sa propre infaillibilité que nous la voyons aboutir.

Quelle que soit du reste la valeur de l’objection qu’on nous a faite, quelques dangers que fasse courir à la liberté et à la justice la conséquence logique d’une idée rationnelle qu’on se plaît à représenter comme une passion, et qu’on s’obstine à juger sur des caricatures ; cette crainte n’a plus d’objet, ces conséquences tombent, lorsque le principe de l’amour s’éclaire de la juste conception du monde que nous avons essayé de résumer. Celui qui se considère comme une partie d’un tout organique, subsistant uniquement dans le tout et par le tout, ne saurait affecter sur ce tout ou sur quelque membre du tout une autorité illégitime, en raison du bien qu’il lui veut. Il comprend la valeur positive des différences individuelles, car il sait que le progrès de l’espèce ne se réalise que par les efforts des individus ; mais la conscience même d’une supériorité relative et momentanée ne lui dissimulerait point la parité foncière qui résulte de la communauté de nature et d’origine. L’unité vraie, l’unité d’amour ne saurait se produire que sous la forme d’une société d’égaux. L’égalité de droit ne se fonde ici ni sur l’idée abstraite de la personnalité, si voisine de la fiction légale, ni sur la perception empirique de ressemblances dont l’importance varie étrangement suivant les cas, mais sur la solidarité même. Les sujets les plus divers, les plus inégaux par leur développement et par leurs fonctions, se trouvent égaux dans ce trait, le plus essentiel de tous, qu’ils sont nécessaires les uns aux autres en raison même de leurs différences, et forment les membres du même tout.

Le fond de notre argument subsiste donc ; la vraie charité comprend bien la justice.

La charité dans la pure abstraction de son idée conduit à ces deux extrémités contradictoires, l’anéantissement du sujet aimant qui s’absorbe tout entier dans les autres, et l’usurpation d’un pouvoir absolu de ce même sujet sur tous les autres : par une poignante ironie le serviteur des serviteurs de Dieu devient lui-même un Dieu