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CH. SECRÉTAN. — du principe de la morale

parents ils aiment leurs enfants, ils s’efforcent de les mettre dans la bonne voie, et, pour les empêcher de prendre de mauvais plis, ils restreignent leur liberté de choix par la contrainte. Ainsi font les grands charitables, et leur conduite est conséquente à leur propos, car les peuples, après tout, sont des enfants. Mais ils s’attribuent des libertés qu’ils n’accordent point aux autres. Ils n’observent point religieusement ce que nous appelons ensemble la justice. Si l’amour renferme la justice, c’est pour l’étouffer.

Tel est le sens, sinon les termes exacts du langage que m’a tenu M. Pillon, de la Critique philosophique[1] ; et la botte a porté, cela se voit ; mais j’espère que la blessure n’est pas mortelle. L’exemple des grands charitables ne me touche pas, leur mérite étant à peser. Je confesse, comme erreur de forme, comme abréviation trop impatiente, l’équivoque des deux libertés ; mais je ne saurais voir là qu’un vice de forme. Le franc arbitre, en effet, est toujours compris dans la liberté de perfection, quoiqu’il n’y remue plus ; de sorte qu’en vérité l’éducation par la contrainte n’a guère qu’une valeur négative, et que l’exercice du libre arbitre reste après tout le seul chemin qui conduise à la vertu. Vouloir l’une, c’est donc bien réellement vouloir l’autre. L’objection des parents n’est pas concluante, attendu que les parents n’ont pas de choix. L’autorité qu’ils exercent est indispensable à la conservation de leurs enfants ; elle commence longtemps avant que la personnalité des enfants soit manifestée, et doit, dans l’intérêt moral des enfants, par des raisons de charité, s’effacer graduellement, à mesure que cette personnalité se développe. L’autorité paternelle que l’amour comporte et réclame ne ressemble pas le moins du monde à la potestas du droit romain. Les parents peuvent se tromper et se trompent en effet dans l’usage qu’ils font de cette autorité, mais ils ne se l’attribuent point par un acte arbitraire indispensable au maintien de l’espèce, elle leur est conférée par la nature, et, sans qu’ils soient le moins du monde infaillibles, la supériorité de leur expérience et de leur raison est également une incontestable donnée de l’ordre moral. Nul autre pouvoir sur la terre ne se présente dans des conditions pareilles. Les peuples sont des enfants, je le veux bien ; mais que sont les pères des peuples ? D’où viennent-ils ? Quels sont leurs titres ? La charité du prophète ou du héros ne lui fournit un motif logique d’entreprendre sur la liberté des foules que dans la mesure tort étroite où la liberté positive, c’est-à-dire la moralité véritable, peut être développée dans les cœurs par les procédés de contrainte. Pour pouvoir ériger en théorie

  1. No du 8 juillet 1880.