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l’individu par lui-même, devient l’affirmation de soi-même et s’identifie avec la loi de l’intérêt personnel, dans la justice.

Dans la justice ! Est-il vrai que la morale de la justice et celle de l’amour n’en fassent qu’une ? On les présente habituellement comme opposées. L’amour, nous dit-on, « la charité chrétienne, quand on n’y introduit pas la notion philosophique du droit et de la justice, n’est plus qu’un sentiment sujet à toutes les erreurs[1]. »

Cet antagonisme prétendu ne nous semble pas justifié par une analyse bien attentive. Et d’abord nous déclinons péremptoirement les arguments historiques sur lesquels on se rabat volontiers. Nous n’avouerons point qu’un Pie V, qu’un Charles IX, qu’un Louis XIV, qu’un Philippe II soient des autorités irrécusables en fait d’amour, ni le dernier Syllabus sa règle infaillible, pas plus que toute justice ne nous semble renfermée dans les articles du Code civil. Ce que nous montre l’histoire, ce n’est assurément pas le développement correct et pur d’une conception rationnelle ; c’est un pénible débrouillement des individus et des idées, qui émergent à demi du chaos ; ce sont surtout les passions maximant leurs pratiques dans le sophisme. Mais c’est aux idées que nous avons affaire aujourd’hui, ce n’est pas à leurs informes ébauches, ce n’est pas à leurs caricatures malfaisantes.

Aimer un être, pensons-nous, c’est vouloir que cet être soit : l’être que nous aimons, et non pas un autre. Aimer un être libre ; c’est vouloir sa liberté. Celui qui veut sa liberté, la respecte, et respecter la liberté d’autrui, c’est observer la justice. Ainsi l’amour renferme en soi la justice, et l’amour séparé de la justice n’est pas l’amour, mais autre chose, tantôt le fanatisme, tantôt quelque autre passion.

J’étais assez vain de mon raisonnement, lorsque la voix d’un ami m’a fait rentrer en moi-même. La logique de l’histoire, m’a-t-elle dit, vaut bien la vôtre, et, pour trouver des sophismes, il n’est pas nécessaire d’aller si loin. Vous êtes la dupe d’un jeu de mots que vous avez innocemment perpétré. Le nom de liberté, qui comporte tant de significations différentes, en prend deux à la fois dans votre discours. Liberté désigne le pouvoir imaginaire ou réel de choisir entre plusieurs conduites. Il signifie aussi l’affranchissement d’une volonté qui, n’étant plus sensible à l’attrait du mal, ne peut plus vouloir que le bien. Mais vouloir le bien, c’est le bien, suivant vos idées. Celui qui aime son prochain veut son bien, il veut donc qu’il veuille ce bien ; telle est la liberté qu’il respecte en lui, s’il l’y trouve, et non la liberté de choisir, la liberté de se porter au mal. Voyez les

  1. Revue des Deux-Mondes, n° de janvier 1880. Article de M. Alfred Fouillée.