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CH. SECRÉTAN. — du principe de la morale

Nous changeons de pays, évidemment ; et l’on voit d’ici la plage vers laquelle nous dérivons. Mais quand nous aurons touché la terre nouvelle, quand nous aurons trouvé la règle de justice suivant laquelle il convient d’opérer le départ entre la poursuite de notre bien personnel et la recherche du bien d’autrui, les besoins de la pensée et du cœur seront-ils enfin satisfaits ?

Ils le seront moins que jamais ! Que l’amour d’autrui soit un devoir et l’amour de soi-même un instinct ou l’inverse ; qu’ils soient tous les deux des instincts, tous les deux des devoirs, ou enfin tous les deux à la fois des instincts et des devoirs ; une chose est également certaine dans tous les cas : c’est que nous ne contenterons ni l’un ni l’autre ; puisque l’un et l’autre ont des droits sur nous et qu’ils se contrarient. Dans la pratique journalière, où rien ne s’achève, dans cette vie, où nous sommes fermés les uns aux autres par notre imperfection, par notre opacité, par notre impuissance, il est sans doute indispensable que nous imposions un frein aux convoitises de notre égoïsme, et peut-être également aux audaces plus rares du sacrifice et du dévouement ; mais sans contredit l’idéal n’est pas là il est impossible que la vérité soit si misérable. La vérité qui est la vérité contient en elle la puissance de se réaliser tout entière. Si la loi de justice est effectivement d’aimer son prochain comme soi-même ; si nous devons aimer le prochain sans cesser de nous aimer nous-même, et nous aimer nous-même sans cesser d’aimer le prochain ; il faut que ces deux amours légitimes puissent une bonne fois se produire et se satisfaire en plein. Il faut que la complète harmonie des intérêts, impossible à vérifier dans l’expérience ensuite de l’imperfection inévitable de tous nos actes et de tous nos rapports, soit pourtant réelle, et qu’elle se fonde sur la nature même des choses. Si nous devons aimer parfaitement le prochain et nous aimer parfaitement nous-même, c’est que le prochain, c’est nous-même. Êtres incomplets que nous sommes, fatalement bornés par notre existence individuelle, nous trouvons dans l’amitié, dans le patriotisme, dans la philanthropie notre complément, notre vérité, notre bonheur. Nous ne pouvons nous aimer nous-même qu’en aimant notre prochain ; parce que nous ne saurions être heureux sans lui. Nous ne pouvons aimer notre prochain qu’en nous aimant nous-même ; parce que nous devons nous fortifier, nous agrandir, afin que ce don de nous-même en reçoive quelque prix. Ainsi, lorsque l’individu ne veut être que ce qu’il est, savoir un simple membre, une partie intégrante d’un organisme de liberté ; la loi de charité, qui dans son abstraction conduirait à l’absurde négation de