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c’est donner pour tâche à l’individu non de réaliser son être, mais de le détruire pour le refaire sur un plan contraire au premier. Dans la bouche d’un théologien, ce serait dire que les commandements de Dieu sont contraires à sa volonté créatrice. Renonçant’à tout espoir de voir l’unité régner dans sa propre pensée, il prononcerait sur elle un arrêt de mort ; car l’unité, c’est la pensée elle-même.

Puis, sur le terrain de la pratique même, la charité devient suspecte. Si je suis un être indépendant, subsistant par moi-même, et qu’il faille m’oublier constamment pour d’autres êtres qui me sont étrangers, ma loi pratique est de vouloir ne point être, afin que d’autres soient. Logiquement, c’est inconcevable. Une fois sur cette pente, on court le risque de prêter bientôt à cette volonté de ne point être une certaine valeur morale indépendante. Les mortifications, les macérations, la haine de soi deviendront aisément dés vertus, et des vertus supérieures à toutes les autres. D’abord le sacrifice pour autrui, puis le sacrifice pour le sacrifice. On sait que telle est la morale de plusieurs grandes sectes religieuses, dans l’Inde par exemple, et plus près de nous. Il est sans doute inutile de discuter à cette place une folie dont on pourrait pourtant expliquer l’origine sans taire d’un ancêtre cannibale l’objet primitif de toute religion. L’ascétisme ne saurait évidemment valoir qu’à titre d’exercice, comme moyen d’acquérir l’empire de nous-même et d’accroître nos moyens d’action : prendre le moyen pour but est un accident naturel de l’association des idées. — Mais, sans attribuer à la haine de soi-même un mérite propre, est-il raisonnable de penser que l’idéal de chacun consiste à s’abandonner entièrement lui-même pour se transporter en autrui, de sorte que chacun soigne exclusivement les intérêts du voisin, qu’il ne connaît pas, en laissant à d’autres le soin de ses propres affaires ? N’y aurait-il pas plus à perdre qu’à gagner dans un tel échange ? Avec Bentham, on peut lé craindre.

Une si complète abnégation n’est pas l’idéal moral de la conscience populaire. Celle-ci reconnaît et sanctionne positivement l’amour de soi, lorsqu’elle nous commande d’aimer notre prochain comme nous-même.

Voilà donc deux amours différents, qui se contredisent et se limitent réciproquement : l’amour de nous-même et l’amour d’autrui. Il faudra faire la part de chacun, ce qui suppose une proportion. Il faudrait savoir ce que nous devons d’amour au prochain, ce qu’il convient d’en réserver pour nous-même, dans quelles circonstances nous devons nous sacrifier, dans quelles circonstances nous devons nous préférer. L’idée abstraite de l’amour ne fournit point de règle semblable.