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munauté resterait à l’état de postulat arbitraire ou de pure apparence, incapable de fonder un droit ; mais purement et complètement individuel. L’individu n’est justiciable que de lui-même ; bientôt il attestera sa liberté souveraine en divinisant son caprice. La juste conséquence de cette morale est l’anéantissement de toute morale. On n’a pas manqué non plus de la tirer.

En restant dans les termes du programme tel qu’il avait été réglé d’abord, en admettant un concept de perfection valable pour tous, sans nous achopper à ce détail que l’identité de la raison en plusieurs contredit péremptoirement la métaphysique nominaliste, demandons-nous en quoi peut raisonnablement consister l’idéal de la substance isolée, de l’individu formant un monde à part, dont la supposition sert de base à cette morale. On se refuse absolument à séparer la morale de la logique : « obéis à la nature des choses ; réalise ton idée ; deviens ce que tu es, » ces ordres ne sont que le principe formel de la vérité traduit en impératif ainsi qu’il doit l’être, ainsi qu’il veut l’être. Ici l’individu constitue un monde en lui-même ; il doit donc se vouloir comme un monde en lui-même, il doit accroître ses forces, ses lumières, développer ses facultés, multiplier ses jouissances : il doit grandir, grandir toujours, et ne regarder qu’à lui-même. Songer aux autres serait de sa part une inconséquence, s’arrêter à leurs besoins, une faiblesse, leur céder quelque chose, une lâcheté.

Chrétien Wolf ne l’entendait pas tout à fait ainsi. Suivant lui, nous devons travailler au perfectionnement d’autrui dans l’intérêt du nôtre ; mais l’expérience qui parle en faveur de cette solidarité parle en même temps contre le principe même dont Wolf est parti. Tous les efforts tentés pour faire entrer les préceptes que le catéchisme désigne sous le nom de devoirs envers le prochain dans le Chapitre des devoirs envers soi-même sont des coups dirigés contre le principe individualiste. Ils échoueront infailliblement, ou conduiront à cette conclusion fatale : « mon prochain, c’est encore moi-même. » Lorsqu’on l’abandonnerait à sa pente naturelle, la morale du perfectionnement individuel serait absolument égoïste, antisociale.

La suite des idées change totalement de direction du moment où l’on a reconnu la vérité de fait que l’individu n’est point un tout indépendant, mais une partie, qui n’a d’être que dans le tout et par le tout. Alors, mais seulement alors, on peut résumer la morale universelle dans le concept du perfectionnement. Se perfectionner, c’est apprendre son rôle, c’est se rendre capable de remplir sa fonction ; et cette capacité ne s’acquiert que par l’exercice. La mesure de notre perfection ne se trouvera plus dans notre complaisance à nous-