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d’éloigner de lui toute influence, toute considération étrangère au moi, de rapporter tout à ses fins personnelles. Pris sur ce pied, l’amour-propre s’accorde aussi mal avec la justice, qui nous prescrit de respecter nos pareils et nos égaux, qu’avec la charité, qui nous incite à les aimer autant que nous-même. Comment reconnaître des égaux dans ces étrangers importuns qui viennent borner insolemment mon aspiration légitime ? L’amour de soi, pris simplement comme amour de soi, c’est une puissance anti-sociale ; tous les esprits droits ont compris cette vérité, qui crève les yeux. L’attrait qui me porte vers vous, les services divers que vous pouvez me rendre ne sont pour vous qu’un danger de plus, si je sais m’y prendre.

Pour obvier à ces conséquences, les disciples du devoir sont réduits à transporter dans les principes les conflits inévitables de la pratique, en statuant une pluralité de devoirs qui se contredisent, ce qui ruine également le devoir et toute pensée ; tandis que, pour conjurer le monstre, l’utilitarisme lui prodigue ces gâteaux soporifiques qu’il excelle à confectionner : L’harmonie des intérêts qu’il enseigne, on est loin de la contester ; mais il ne saurait l’établir par l’analyse des phénomènes superficiels où s’arrêtent l’économiste, le diplomate et le romancier. Je trouverai mon compte à vous être utile : c’est vous qui le dites, et je sais pourquoi, ce qui me met en défiance. Quelques faits semblent vous donner raison, d’autres parlent en sens contraire. On va d’instance en instance, et le procès ne sera jamais jugé. Pour accepter sérieusement la loi que vous énoncez, j’ai besoin de la trouver raisonnable, et d’en savoir la raison.

Eh bien, cette raison, nous la découvrirons en élargissant le champ de l’étude jusqu’à lui faire embrasser la totalité des phénomènes. En étudiant la formation de mon corps, de ma pensée et de ma volonté conjointement à l’observation des faits sociaux, en accompagnant du regard l’évolution cosmique, physiologique et me tale, nous posons les bases d’une induction universelle, d’où la solidarité des intérêts ressort comme une conclusion nécessaire. Lorsque nous aurons bien compris qu’en fait nous ne formons point des unités isolées, mais des membres d’un tout organisé, nous cesserons, il faut l’espérer, de vouloir être en principe le contraire de ce que nous sommes effectivement. Nous comprendrons que nous vouloir d’une manière exclusive, c’est nous vouloir dans une condition que nous n’obtiendrons jamais. Nous comprendrons que nous aimer de l sorte, ce n’est pas nous aimer, c’est nous haïr. La solidarité des destinées s’imposant à l’esprit, non plus comme un nœud fatal qui par un accident inexplicable nous enchaine à des existences étrangères, mais comme la vérité de notre être même, nous ne songerons