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SECRÉTAN. — le principe de la morale

ment, en dépit des raisons contraires qui se tirent précisément de l’ordre moral, il faudrait une induction complète, et cette induction complète est manifestement impossible. Dans aucune direction, nous ne saurions remonter la série des effets et des causes depuis le premier anneau jusqu’au dernier, de manière à pouvoir établir, comme résultat de l’expérience in casu, que tout ce qui est arrivé s’est produit nécessairement. Nous n’en sommes pas encore là dans les présentes conditions de la recherche, tout nous montre bien plutôt que nous n’y parviendrons jamais. La preuve expérimentale du déterminisme ne serait autre chose que la connaissance de tous les faits dans tous leurs rapports. Non, le déterminisme n’est pas un résultat légitime de l’induction, le déterminisme n’est pas une conclusion de l’expérience. À l’entendre ainsi, notre tâche serait trop facile. Mais le déterminisme est mieux que cela, c’est le principe même de l’induction. C’est une thèse a priori, mais cet a priori se trouve être la condition de l’expérience. On ne saurait donc en contester la valeur régulative. En revanche, c’est s’abuser que d’y chercher une vérité de fait. Quel que soit l’objet de notre étude, nous devons la diriger comme si le phénomène en question était le résultat nécessaire de certains phénomènes antécédents, car énumérer ces antécédents et constater le rapport qui les enchaîne, c’est expliquer le phénomène, c’est édifier la science. Nous devons donc nous laisser diriger constamment dans la science (y compris l’histoire et la psychologie) par la supposition du déterminisme universel. Si la science absolue était accessible à nos facultés et réalisable par nos méthodes, le déterminisme absolu serait une vérité or nous devons nous conduire dans la science comme si la science absolue était possible, parce que nous ne saurions lui tracer d’avance une limite sans nous mutiler nous-même. — Mais la science absolue est-elle effectivement possible ? On ne le démontre pas le moins du monde, et toute l’apparence parle en sens contraire. Nous voyons donc dans le déterminisme un postulat de la curiosité scientifique, ou, pour parler la langue de Kant, un postulat de la raison pure, qu’il est essentiel de reconnaître, mais qu’il n’importe pas moins de limiter à son emploi légitime. La liberté ne se démontre pas ; le déterminisme ne se prouve pas davantage. La vie morale se développe dans la croyance à la liberté ; la science se développe dans l’hypothèse déterministe. L’intérêt de la morale plaide pour la liberté ; l’intérêt de la science théorique plaide pour la nécessité. Voilà comment la question semble se poser. Qu’est-ce qui importe le plus à l’humanité, est-ce la réalisation de l’idéal moral ? est-ce l’achèvement de la science ? C’est là ce qu’il faudrait savoir pour se prononcer. Aristote, saint Thomas,