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CH. SECRÉTAN. — du principe de la morale

ferai la place aussi large que possible, je jouerai des coudes des mains, s’il le faut, tournant l’obstacle au besoin, mais autrement coupant au court, sans écouter les prêcheurs. Réglementer l’intérêt personnel autrement que par la contrainte est une entreprise futile, parce que l’intérêt de chacun consiste à satisfaire son propre désir.

Cette critique de l’intérêt personnel considéré comme fondement d’un système, ne s’applique pas à l’intérêt comme mobile d’activité. Lorsque, cédant simplement à la conscience, et renonçant à l’obscurcir pour l’accommoder au parti pris de l’empirisme logique, nous reconnaissons qu’il existe un devoir, et que nous demandons en quoi ce devoir consiste, le soin de notre conservation, de notre bonheur se présente naturellement à l’esprit comme un élément compris dans son idée ; il peut même servir à définir le devoir tout entier. Avec le sentiment du devoir, c’est-à-dire avec la conviction qu’il existe un idéal qui possède une valeur propre, permanente, universelle, une science du bonheur devient concevable, cet idéal n’eût-il de rapport qu’à notre propre personne. Alors nous anticipons sur l’expérience, nous pouvons estimer ce qui manque à nos aspirations présentes ; l’objection, insurmontable jusqu’ici, que chacun cherche son plaisir comme il l’entend, n’a plus de portée : un bonheur précaire et troublé ne peut plus nous contenter, lorsque le bonheur est conçu comme un devoir. Et c’est bien ainsi, nous le répétons, que l’entend l’utilitarisme, quoiqu’il s’en défende.

Cette vue est-elle juste ? la recherche du bonheur est-elle bien un devoir, tout le devoir ? — Il nous le semble : La volonté, tel est le fond de notre nature, et le devoir ne peut consister qu’à réaliser notre nature. Il nous est impossible de ne pas nous aimer nous-même ; si nous devions nous en abstenir, la loi morale nous commanderait l’impossible ; au lieu d’établir en nous l’harmonie, elle n’y produirait qu’un irrémédiable déchirement. En se plaçant au point de vue religieux, l’évidence augmente encore : le sens de la morale religieuse est de vouloir ce que Dieu veut ; Dieu veut notre être, puisqu’il nous le donne ; par conséquent, nous devons le vouloir nous-mêmes. Insister serait inutile.

Mais nous vouloir, nous aimer c’est nous vouloir, nous aimer tels que nous sommes en réalité, tels que Dieu nous a faits, dirait-on, si l’on osait employer encore un terme passé de mode. La portée du principe abstrait change du tout au tout selon l’idée que le sujet se fait de lui-même. Si chacun forme un tout indépendant, un monde à part, sans rapports essentiels avec les autres ; alors le devoir de s’aimer soi-même commande à chacun de s’aimer exclusivement,