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la seule présence suffisait pour renverser toute leur doctrine. Leur cœur les instruisait mieux que leur intelligence, ou plutôt leur intelligence, à son insu, avait depuis longtemps abandonné une théorie trop légèrement adoptée : ils n’en avaient gardé que le mot, et ce mot les gênait et les fascinait tour à tour. Ils auraient volontiers mis Platon, cet homme « qui dit des bêtises », à la place de Bentham. Ces gens-là agissaient comme les néo-catholiques, qui cherchent à introduire la liberté sous la mitre infaillible de la papauté romaine[1].

L’utilitarisme est un assemblage de morceaux disparates, dont il n’est pas malaisé d’apercevoir la provenance. Ses auteurs ont reçu de la nature et d’une tradition dont le développement les importune, un idéal de devoir et de vertu qui s’impose à leur esprit comme une donnée nécessaire, bien qu’ils le puissent amoindrir et modifier dans quelques détails.

Ils ont reçu d’une autre tradition les deux dogmes connexes que l’expérience est la source unique de nos connaissances et le plaisir le seul but possible de l’activité.

Ces trois données leur semblent également évidentes, irrécusables ; il s’agit simplement de les accorder pour faire un tout, et ils y parviennent en affirmant que l’expérience nous fait trouver dans la pratique de la vertu le moyen d’obtenir un maximum de bien-être. La vérification leur réussit, nous l’admettrons pour peu qu’ils y tiennent ; mais, encore un coup, si le plaisir était effectivement le seul ë but concevable, l’occasion d’entreprendre cette démonstration ne se serait jamais présentée.

S’il faut en croire l’utilitaire, nous trouverons le bonheur juste à l’endroit où il prétend l’avoir rencontré lui-même. A-t-il réfléchi qu’il s’agit de notre bonheur, non du sien, et que le bonheur consiste pour chacun à faire ce qui lui plaît, à se procurer ce qu’il désire ? Il allègue son expérience personnelle, qui ne nous dit absolument rien. Il affirme que, dans un terme éloigné, nous nous trouverons bien d’avoir suivi ses conseils ; mais il ne nous suggère aucun motif de l’essayer qui s’adresse à notre conscience actuelle. Le bonheur est là devant nous, dans la satisfaction présente. Le pédagogue essaie de nous en détourner. Il veut s’imposer d’autorité, et c’est à notre foi qu’il en appelle : il n’y réussira point. Si le profit personnel est vraiment l’unique mobile, si la bienveillance envers autrui n’est pas un fait ; si nous n’avons à voir qu’aux faits, s’il n’y a point d’idéal du bien dont limitation soit par elle-même une jouissance ; alors je me

  1. Mazzini, Pensées sur la démocratie en Europe, p. 213 (à la suite de sa Biographie).