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CH. SECRÉTAN. — du principe de la morale

-ilsque des égoïstes plus avisés ? La conséquence exigerait manifestement qu’on l’affirmât ; l’évidence du fait détourne de cette énormité des esprits bienveillants et sincères. John Stuart Mill, qui ne connaît d’autre bien que le bonheur, avoue lui-même qu’en le prenant pour objet, on le manque. M. Mathieu Arnold, qui veut borner les enseignements de la religion à des conseils pratiques vérifiables par l’expérience, trouve le secret de Jésus-Christ dans ces paroles : « Celui qui veut sauver sa vie, la perdra. Celui qui donne sa vie, la retrouvera. » Est-il possible de se désintéresser par la considération de son propre intérêt ? On ne saurait l’entendre. La contradiction qui réduit la morale utilitaire à l’impuissance consiste en ceci : que l’expérience sur laquelle cette morale fonde ses préceptes deviendrait impossible, si son principe psychologique était exact. La logique de l’intérêt personnel conduit à ne voir que soi dans le monde, à prendre les homme : comme les choses pour des instruments et des articles de consommation. La conduite inspirée par ce mobile exclusif pourrait bien ne pas arriver au but cherché. Si notre plaisir personnel était notre objet nécessaire, on pourrait faire l’expérience négative que l’égoïsme ne réussit pas à s’assouvir ; mais on ne pourrait pas faire l’expérience positive complémentaire, on ne pourrait pas s’assurer que le bonheur personnel se trouve au terme d’une activité favorable à l’intérêt social, parce que le premier pas dans cette voie n’aurait jamais été tenté, faute d’un motif suffisant pour s’y engager, faute d’un œil pour apercevoir qu’elle existe : on n’arriverait jamais à connaître les profits de la vertu, parce que l’idée de la vertu ne pourrait pas naitre.

Cette idée pourtant, les utilitaires la possèdent déjà lorsqu’ils la répudient. « J’ai connu, dit un homme qui a longtemps habité l’Angleterre, cette patrie de la philosophie empirique, j’ai connu des âmes éminemment religieuses, dont chaque sentiment était empreint de la poésie et de la foi, chaque pensée une aspiration vers l’infini, et qui persistaient, par opposition au Dieu que les sectaires leur présentaient, à nier Dieu, et à faire de ce bel et grand univers une machine sans vie, un corps colossal sans âme, qui flotte sur l’abîme du néant entre la chance et la fatalité. J’ai souvent rencontré des utilitaires en théorie, sincères, ardents, enthousiastes, qui acceptaient notre croyance au devoir, au sacrifice, notre foi dans une marche collective sur le grand chemin du progrès, et qui me disaient : Voilà ce que nous désirons ! sans se rendre compte que, logiquement, ils n’en avaient pas le droit, qu’ils ne pouvaient passer de la théorie de l’avantage individuel à celle de l’utilité générale sans introduire dans leur système un troisième terme supérieur aux deux autres, et dont