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XIII

Intérêt personnel.

Les extrêmes se touchent ; parfois même ils s’emboîtent les uns dans les autres et se confondent. En passant de certaine morale dévote à la doctrine du plaisir, nous ne ferions qu’élargir le même sujet. L’utilitarisme systématique pose en principe le prétendu fait que l’avantage personnel de l’agent, c’est-à-dire au fond son plaisir, est l’unique but possible de toutes les actions humaines. Ce que nous en avons dit plus haut nous permettra d’abréger ici la discussion de cette doctrine. Machiavel, Hobbes, Spinosa, d’un côté ; de l’autre, Ovide, Parny, Brillat-Savarin, Charles Fourier, qui les combine, nous semblent les vrais maîtres de cette académie et les seuls beaux joueurs. Quant à ses professeurs en titre, leurs dés sont pipés. Ce qu’ils disent, nous le savons tous. Ils enseignent, comme résultat de l’expérience, que le moyen d’obtenir personnellement le plus de satisfaction se trouve dans la conduite qui en procure le plus à la communauté ; de sorte que, loin de poursuivre directement son propre avantage, un homme au fait de ses intérêts s’évertue à grossir la somme totale des biens sociaux, en spéculant sur la répartition du dividende. Si l’on demande par quelle méthode la preuve d’un fait pareil pourrait être tentée, on aperçoit à l’instant qu’elle est impossible, quelques exemples choisis à plaisir ne pouvant constituer une base expérimentale.

Mais, si la loi qu’on invoque est faiblement établie, nous n’y voyons rien d’improbable, il nous plairait fort qu’elle fut exacte, et nous voulons l’accepter. Nous tenons l’utilitarisme pour une doctrine toute pleine de vérités importantes ; seulement nous ne saurions le respecter beaucoup comme système, parce qu’il nous semble affecté d’une incurable contradiction.

L’expérience enseigne à ses professeurs que l’égoïsme avide, impatient, déloyal, manque généralement sa proie ; tandis que la probité, la véracité, la serviabilité font leur chemin dans ce monde. Nous acceptons cette expérience ; nous y soumettons la nôtre, qui est fort courte, nous l’embrassons, nous l’épousons.. Mais le point de départ, c’est que l’intérêt personnel est le seul motif de nos actions raisonnables. Les méchants ont fait un mauvais calcul ou mont pas calculé du tout : on n’y contredit pas. Mais les honnêtes gens, les hommes sincères, les bienfaisants qui ont trouvé le bonheur, n’étaient-