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poursuivant dans la pratique. Nos auteurs considèrent l’illusion de la liberté comme favorable au progrès des mœurs. Ils ne contestent vraisemblablement pas l’importance des bonnes mœurs pour l’ordre social ; ils ne sauraient non plus refuser leur assentiment à la vieille thèse, évidente ensoi, que l’ordre et la sécurité sociale sont essentiels au progrès scientifique. Mais alors c’est illustrer singulièrement la doctrine de l’identité des contradictions que de détruire pour l’amour de la science, au nom des droits suprêmes de la science, les conditions indispensables à la réalisation de la science.

On nous répondra sans doute, en invoquant l’expérience, que dans le relatif, dans le particulier, dans le provisoire, bien des illusions se montrent salutaires, et qu’au fait nous ne sortons guère du provisoire et du relatif. On dira que notre déduction n’est pas constringente ; que l’ordre partiel n’implique pas nécessairement l’ordre total ; que cette perfection de l’ordre dans l’univers est manifestement contredite par le crime et par la souffrance ; que l’accord, nécessaire à la possibilité de la connaissance, entre les lois de la pensée et celles de l’objet se peut concevoir sans l’accord de la science idéale avec les conditions d’une activité bornée ; enfin que l’hypothèse de l’illusion bienfaisante est le seul moyen de concilier les faits empiriques de la conscience du libre arbitre et de son utilité dans la sphère morale avec la vérité scientifique fondamentale, laquelle est précisément le déterminisme absolu dans l’enchaînement des phénomènes.

S’il fallait accorder ce dernier point, la thèse de la liberté purement idéale resterait assez forte, en dépit de nos objections. L’examen du déterminisme moral sous sa forme la plus récente et la plus ingénieuse nous conduit donc à considérer le déterminisme dans sa généralité.

Le libre arbitre ne se prouve pas, disions-nous ; mais la croyance au libre arbitre est inséparable du sentiment de l’obligation, indispensable à l’activité morale ; ceci n’est pas contesté. Mais on ne prend pas aisément son parti d’un somnambulisme qui nous fait vivre tour à tour, sinon simultanément, dans deux opinions, dont l’une est vraie et n’est pas bonne, tandis que l’autre est bonne et n’est pas vraie. Il serait plus naturel de chercher dans la vérité les conditions de la vie normale. Au point de vue moral, le déterminisme a donc les apparences contre lui.

Si le libre arbitre ne se démontre pas, l’universelle détermination ne se prouve pas davantage. Ce n’est assurément pas une vérité d’expérience : l’observation de la nature et son interprétation mécanique nous disposent en sa faveur ; mais pour l’établir dogmatique-