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H. JOLY. — psychologie des grands hommes

se réveillaient et prenaient un essor si merveilleux. Tel pays a doté le monde d’œuvres musicales pleines de nouveauté, d’éclat et de fraicheur, au moment même où il ne semblait plus pouvoir donner en peinture autre chose que de plates imitations. De la fin du xve siècle à la fin du xviie, ce sont les grands mathématiciens qui dominent dans les sciences, chez presque toutes les nations de l’Europe. Ce sont ensuite les grands naturalistes. Ainsi encore le système militaire d’un peuple est contraint de changer souvent[1], parce que les conditions auxquelles il doit répondre se modifient : les ressources sur lesquelles il comptait hier ne sont plus les mêmes aujourd’hui, pas plus que les dangers qu’il prévoyait. Bref, on ne fait aisément de grandes choses ni quand on vit, depuis quelque temps déjà, sur un système autrefois glorieux, ni quand on cherche au hasard les premiers linéaments d’une système nouveau qui ne se laisse pas encore nettement saisir. Pour assurer dans la vie littéraire ou politique une renaissance ou plutôt l’apparition de quelque grandeur vraiment nouvelle, que faudra-t-il ? Des idées vagues et indécises flotteront d’abord çà et là, comme des rêves ; des impatiences jugées prématurées se réveilleront comme des soubresauts ; mais peu à peu ces mouvements deviendront plus rapprochés et plus soutenus ; ces nuages, balayés d’un bout du ciel à l’autre se réuniront et se grouperont ; celui qui leur donnera une cohésion, une forme, une direction déterminées sera le grand homme attendu.

C’est donc dans les moments de fondation, d’organisation, quand au reste les fondateurs peuvent faire appel au zèle d’un certain nombre, que se révèlent le plus volontiers les génies. De l’ensemble auquel il préside, le grand homme reçoit mille impressions qu’il rend plus claires, qu’il prolonge en des imaginations saillantes et colorées ; mille velléités qu’à la lumière même de ces images il rend assez consistantes pour devenir des volontés fermes et suivies ; mille énergies enfin mais diffuses, discordantes, vite arrêtées où désordonnées, qu’il rallie, qu’il organise, pour les faire toutes concourir à l’exécution d’un grand dessein.

C’est ainsi que dans l’histoire religieuse apparaissent les grands apôtres, quand tous les croyants voudraient pouvoir propager la doctrine : les grands théologiens quand tous voudraient défendre le dogme et l’expliquer ; les grands papes quand tous voudraient leur

  1. « Tous les dix ans, » a dit un jour Bonaparte (d’après M. Iung). On trouvera certainement que c’est beaucoup dire, malgré l’autorité d’un tel nom. Mais enfin quelque soit la limite précise, il y a là une loi. Le peuple qui la méconnait risque de passer pour un peuple épuisé, tandis qu’un nouvel aménagement des forces pourrait dégager de nouvelles énergies.