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l’industriel, qui, comme Bernard Palissy, s’inspire de l’art et de la science, puis enfin l’artiste, le savant, le philosophe proprement dits, à qui suffisent désormais dans une société plus riche et plus libre, en présence d’une nature mieux connue et mieux domptée, l’amour et le culte désintéressés du beau et de la vérité.

Combien faut-il de ces éléments réunis, de ces organes associés pour constituer un organisme vigoureux, capable d’une solide résistance et d’une action extérieure suivie ? Ceci nous entrainerait trop loin. Ce qui est incontestable, c’est qu’une force isolée demeure stérile et qu’un organe a d’autant plus de chances d’être fort qu’il a plus de rapports, plus de sympathies et plus d’échanges avec un ensemble plus complet d’autres organes étroitement associés entre eux et avec lui. De même que la tête vit par le sang qui circule dans tous les membres, ainsi l’artiste, pas plus que le métaphysicien, ne saurait vivre isolé des passions de son temps ; nous ne parlons pas sans doute des passions fugitives que la mode éteint aussi vite qu’elle les allume, mais des passions assez puissantes pour soulever la nation tout entière et lui faire exécuter ou tenter de grandes choses, après les avoir imaginées et souhaitées.

Mais, entre ces deux organismes que nous comparons et qui ont en effet tant d’analogies, il y a cette différence parmi plusieurs autres : c’est que dans les organismes animaux les alliances sont beaucoup plus étroitement limitées, que l’agrandissement de chaque type est maintenu dans des bornes sinon infranchissables, du moins beaucoup plus stables ; tandis que, dans l’économie des sociétés, nulle limite ne peut être assignée à la variété de plus en plus grande des connaissances, des idées, des productions de toute nature qui sont la matière de la vie publique. Il en résulte que, dans l’histoire de l’humanité, tout ce qui prouve son droit à la vie par l’aide qu’il apporte à la vie commune fait plus que d’obtenir la liberté : il la conquiert, il la prend. Et c’est là précisément ce que nous voulions établir : lorsqu’une nation laisse à un ou à plusieurs de ses membres la faculté de grandir au milieu d’elle, à la fois par elle et pour elle, c’est moins par la grâce spéciale et comme surajoutée d’un libéralisme théorique, que par l’effet naturel de sa constitution, par les exigences mêmes qu’engendrent la richesse et la complexité de sa vie sociale.

Un élément nuisible obéit, nous le savons, à la même loi que l’élément sain et nécessaire. Lui aussi tend à se créer, avec toutes les autres parties du composé où il est entré, des rapports de plus en plus étendus ; mais alors il bouleverse tout, parce qu’à l’ordre primitif ou accoutumé, qui se suffisait, il mêle, sans profit, des sympathies qui