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H. JOLY. — psychologie des grands hommes

avant tout, que les autres sentent l’accomplissement de leurs fonctions et l’accroissement de leur vitalité facilités par ce commerce. Ils adaptent alors leurs mouvements à ces mouvements nouveaux, et voilà une existence particulière qui devient, par l’habitude, nécessaire à l’existence commune ; c’est ainsi que grandit toute nation.

Reportons-nous aux premiers temps de notre histoire nationale. L’homme d’armes, le seigneur féodal travailla tout d’abord à garantir à tous le premier des biens, la sécurité. Donc tous s’adaptaient à lui, s’accommodaient à ses exigences. Il lui était permis de déployer en liberté tout ce qu’il avait de puissance d’action, de recueillir autour de lui tout ce qui pouvait soutenir et encourager cette énergie. Cependant, si tous se pliaient à la domination de cette caste respectée, cette caste elle-même n’était pas ouverte. Retirée dans ses forteresses et dans ses traditions bornées, elle se privait volontairement de toute lumière et de tout concours. Tant qu’elle a été la seule force, elle a été une force débile et chancelante, elle n’a pu élever jusqu’à la grandeur aucun de ceux qui la servaient.

Lorsque, au milieu de ces temps sanguinaires, le moine a paru être le seul interprète de la voix de l’esprit, lé représentant par excellence du travail intellectuel et du travail utile aux autres, le champion de la culture morale et le prédicateur de la paix, à lui aussi on a cherché de toutes parts à s’accommoder. Mais il y a plus. C’est à l’Église, au couvent, à l’abbaye qu’accouraient, et que se voyaient également accueillis les vainqueurs et les vaincus, les raffinés et les barbares, les philosophes et les artistes, ceux qui construisaient les Sommes de métaphysique et de théologie comme ceux qui élevaient les cathédrales. L’Église fut le refuge universel de tous les hommes épris de la vie mentale, inhabiles au métier des armes ou y répugnant. Ajoutez qu’elle a aimé les controverses, qu’elle a admis dans son sein plus de liberté qu’on ne le croit souvent, qu’elle revenait même volontiers sur ses préjugés, puisqu’elle finit par exalter Aristote après l’avoir un instant condamné. Qui ne voit la différence ? et qui ne comprend comment l’Église (nous ne la considérons ici bien entendu que comme une institution historique) a été dans les siècles du moyen âge bien autrement féconde en grands hommes que la noblesse guerrière de ces même temps ?

Après le guerrier et le moine apparaît le légiste (d’où sortiront le jurisconsulte et le magistrat), nouvel organe qui sert à la transmission de l’influence royale, devenue de plus en plus nécessaire à l’ordre commun ; puis le commerçant navigateur, dont la pensée n’est si haute et les entreprises si hardies que parce qu’il puise alternativement aux sources de la foi, de la science et du patriotisme ; puis vient