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H. JOLY. — psychologie des grands hommes

d’un commun but des efforts soutenus, il est difficile que quelques-uns, réussissant mieux que les autres dans l’action, n’arrivent pas à rendre des services, à se les faire pardonner, à servir enfin de modèles ou de guides au réste du peuple ou de la tribu.

Par suite, demander si parmi les chefs du Lac-Salé ou les faiseurs de pluie du Zambèse (voilà des sauvages) a pu exister un grand homme, serait une question purement ridicule. Demander si Gengis-Khan, si Attila, si Porus, si Jugurtha (voilà des barbares) furent de grands hommes, c’est une question que presque tout le monde, je crois, résoudra par la négative, mais sans la trouver absurde, peut-être même en lui faisant les honneurs de quelques instants de réflexion.

À un degré plus élevé viennent les empires comme ceux d’Assyrie, de Chine ou d’Égypte : de grandes choses y ont été faites, mais elles étaient dues le plus souvent aux efforts collectifs, on’est tenté de dire indivisibles, d’une caste nombreuse et puissante, qui, en réglant et en fixant tout autour d’elle, s’immobilisait elle-même dans ses traditions sacrées. Les tendances individuelles à une certaine supériorité ne devaient-elles pas être étouffées promptement, là où la persistance à conserver intactes les coutumes des aïeux allaient jusqu’à fixer par des lois immuables la peinture, la sculpture, les chants et même la danse[1] ; là où l’empereur, vicaire des dieux sur la terre et humble lui-même devant eux, gouvernait en pontife et en autocrate des sujets vivant tous égaux dans la servitude[2] ; là enfin où la loi proclamait que du mélange des classes provient la violation des devoirs, la destruction de la race humaine et la perte de l’univers[3] ? Il est clair, sans doute, que ces empires ont été, à certaines intervalles tout au moins, très supérieurs aux hordes barbares, et que ceux-là qui ont créé ces traditions ou leur ont donné cette forme hiératique n’étaient point des hommes ordinaires. Il y a donc eu parmi eux des fondateurs et des législateurs, des Confucius et des Ramsès. Par ces seuls noms comme par les mots de Ninive, de Babylone, des Pyramides, on voit que nous touchons à l’appari-

    dans la discussion que nous venons de rappeler) ajoutent eux-mêmes une autre différence. « Tout ce qui existait chez les Germains, dit M. L. Passy, existait chez les Indiens, sans autre différence notable que celle qui provenait de ce que ceux-ci ne possédaient ni troupeaux ni bêtes de somme ou de trait. » Mais cette seule différence n’est pas seulement « notable », elle est considérable. On sait que l’élevage des troupeaux est, dans la marche de la civilisation, une élape entre la chasse vagabonde et l’agriculture.

  1. L’Égypte.
  2. L’Assyrie.
  3. L’Inde.