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Gaulois, tandis que nous ne nous posons même pas cette question sur le grand Romain de son époque. À nos yeux, Pierre Ie n’est si étonnant que parce qu’il a hâté et, pour ainsi dire, devancé, mais à l’aide de son commerce avec l’Europe, l’époque où un grand Moscovite pouvait être un grand homme, comme l’étaient déjà sans contestation un grand Anglais, un grand Français, un grand Italien du même siècle. Lors donc que nous mesurons la grandeur d’un homme, nous jugeons tout à la fois cet homme et son milieu. Reconnaître que telle civilisation a pu donner naissance à un grand homme, c’est la louer, c’est lui faire dans l’histoire de l’humanité une place d’honneur.

En effet, n’est-ce pas chez une population une marque de civilisation, ou, si l’on veut, de grandeur naissante, que de laisser à quelques-uns des siens la possibilité de s’élever au-dessus des autres ? C’est là une partie importante de la question. Nous n’avons pas besoin de rappeler ici tout ce que l’on sait sur les cités ou les tribus primitives, où, renfermés et pressés les uns contre les autres comme des frelons, les habitants mènent en commun une vie monotone, sous la conduite de traditions, de coutumes, de superstitions que nul, pendant des siècles entiers, n’a pu songer à discuter. Dans ces populations primitives pourtant, nous voyons qu’il faut distinguer deux espèces ou deux variétés différentes, les sauvages et les, barbares. Y a-t-il vraiment une différence entre les uns et les autres ? On l’a nié[1]. Voilà, dit-on, les Germains décrits par Tacite, et voici les Indiens de l’Amérique du Nord. D’après le missionnaire morave Heckelweder, qui a passé trente ans en Pensylvanie, les idées, les sentiments, les usages, les préjugés, enfin tout ce qui caractérisait les Germains existait aussi chez les Indiens. Nous le croyons ; mais il peut y avoir plusieurs façons d’appliquer les mêmes idées et de continuer les mêmes usages. Une même religion peut être pratiquée ici avec plus de mollesse ou d’abrutissement, là avec plus de confiance et d’énergie. Or, tandis que le sauvage souffre habituellement de ce qu’on a si bien nommé « l’horrible frayeur d’un mal inconnu[2] », le barbare est plus audacieux et plus résolu : il agit, ne fût-ce que pour envahir et détruire, avec plus de vigueur et plus de suite que le sauvage. C’est ce qui paraît incontestable, et c’est ce qui maintient à chacun des deux mots dans la langue une signification nettement déterminée[3]. Or, là où des milliers d’hommes agissent et unissent en vue

  1. Dans une intéressante discussion de l’Académie des sciences morales et politiques, à l’occasion d’une lecture de M. Geffroy sur les Germains.
  2. Lubbock.
  3. Ceux qui plaident pour l’identité des deux états (M. L. Passy, par exemple,