Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 13.djvu/370

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
366
revue philosophique

pour qu’un homme soit dit grand ? Tout simplement qu’il s’élève plus haut que ceux avec lesquels il vit. Or celui qui un jour a pu tailler un silex ou a jeté les fondements d’une numération quelconque n’a peut-être pas moins ajouté aux moyens d’action, aux facultés même de ses contemporains que celui qui plus tard a porté jusqu’au calcul infinitésimal les connaissances mathématiques dont il avait reçu le dépôt. Mais quelle autre mesure avons-nous pour apprécier la grandeur des hommes, que cette mesure tout empirique qui nous les fait mettre, pour ainsi dire, à côté et au milieu de ceux avec lesquels ils ont vécu, dans la même nature, dans les mêmes traditions, avec les mêmes ressources sociales ? Pour l’ascète qui ne vit qu’en Dieu, pour le prédicateur qui parle en croyant convaincu devant les autels, il n’y a point de grands hommes, sauf les saints, qui ne sont tels que par un secours extraordinaire de la grâce ; bref Dieu seul est grand. Ne considérez donc pas, poursuivra-t-on, comme le paradoxe d’un sceptique cette idée que la grandeur des hommes supérieurs est une chose toute relative. Il en résulte sans doute que les moyens d’apprécier exactement la valeur de tel ou tel personnage historique sont souvent insuffisants, parce qu’ils sont variables et flottants. Nous ne voyons la véritable grandeur ni de ceux qui sont trop près de nous ni de ceux qui en sont trop éloignés. Les anciens admiraient plus d’un héros dont la vraie mesure échappe à notre coup d’œil et même à nos calculs. Mais qu’y faire ? Nous cessons déjà de comprendre et de goûter des formes musicales qui transportaient d’enthousiasme, non pas nos lointains aïeux, mais nos grands pères. Il viendra peut-être un temps où Napoléon ne paraîtra pas un capitaine plus étonnant qui ne paraîtrait aujourd’hui tel ou tel chef des Peaux-Rouges ou bien telle reine des Amazones, si nous avions sur de tels personnages quelques données. Qui nous dit que Laplace et Newton, dans les lointaines perspectives où les contempleront les siècles futurs, ne seront pas vus aussi petits que nous croyons voir aujourd’hui les bergers de la Chaldée, premiers et humbles fondateurs de notre astronomie ?

Quelle serait, en dernière analyse, la conclusion de ce raisonnement ? Que le grand homme étant tout simplement celui qui dépasse sensiblement ses contemporains, il n’est point de nation, point d’époque, point de civilisation qui ne soit apte à produire un grand homme. La nature ne créant dans aucune espèce deux individus semblables ni égaux, il est en effet de toute nécessité que, parmi ces représentants nombreux d’un même type, il y en ait de mieux construits, de plus vigoureux, de mieux réussis que tous les autres.

La grandeur est une chose toute relative. Soit. Il n’est pas néces-