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H. JOLY. — psychologie des grands hommes

Le caractère le plus saillant de ces êtres extraordinaires, c’est cette faculté qu’on nomme le génie, terme qu’il s’agira sans doute d’expliquer, autant qu’on le pourra, dans le cours de cette étude, mais qui, pour tout homme cultivé, veut dire le don de créer. Or créer, dans le sen : tout relatif qu’il est permis ici de donner à ce mot, c’est produire quelque chose que les efforts réunis des autres hommes n’avaient pu jusque-là trouver, c’est mettre à la disposition de l’humanité soit des moyens d’expression, soit des moyens de calcul et d’invention, soit des moyens d’action nouveaux, qui ajoutent quelque chose à l’intelligence, à la puissance communes.

Le grand homme cependant n’est pas grand en toute chose ni en tout temps ; son génie n’apparait pas dans tout ce qu’il fait ; car, suivant l’expression de Pascal, s’il a la tête plus haute que nous, il a les pieds aussi bas que les plus petits d’entre nous, que les enfants, que les bêtes. Quelques-unes seulement de ses conceptions portent donc la marque du génie. Mais alors le contraste entre la vie ordinaire et ces moments exceptionnels est si grand, la solution de continuité paraît au commun des hommes si profonde et si difficile à combler, qu’à presque toutes les époques on a vu là les manifestations d’une force mystérieuse, surnaturelle, en tout cas spéciale, se refusant à l’analyse, à la fois étrangère et supérieure aux règles de la logique. Quelques-uns la nomment intuition, le plus grand nombre inspiration. On a enveloppé ces mots dans la même obscurité auguste et sacrée dont on en entoure volontairement les mots créer, création, œuvre créatrice, L’admiration irréfléchie du vulgaire a été élevée par quelques-uns à la hauteur d’une théorie, et, après la voix de Dieu ou des dieux, nous avons eu celle de l’Inconscient, qui ne paraît certainement pas beaucoup plus claire[1]. Quoi qu’il en soit, ily là un fait qui ne peut, inexplicable ou non, être nié. Le mot d’inspiration x éjé appliqué et l’est encore trop souvent à toutes sortes d’idées, d’œuvres, de découvertes ; il tient une trop grande place dans la langue même de la critique savante, pour qu’une étude sur les grands hommes le puisse négliger.

Acceptons donc que l’inspiration est la marque ordinaire des conceptions du génie, comme le génie est l’apanage des grands hommes. Ce sont là trois termes évidemment inséparables ; mais l’ordre dans lequel il convient de les étudier n’est pas indifférent ; il semble même

  1. L’auteur d’une brochure sur l’Intuition qui a eu un succès mérité, et dont M. Littré a rendu compte dans la Nouvelle Revue, le Dr Netter (israélite et médecin), nous écrit en nous faisant l’honneur de nous envoyer son travail, ces mots caractéristiques : « Littré ayant reconnu la possibilité que, parmi les premiers hommes, un ait pu avoir été doué de l’intuition, c’en est fait de la philosophie d’Auguste Comte, l’intuition étant une révélation. »