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demeure encore le point le plus obscur. Cependant, si personne n’a essayé, ce nous semble, de l’aborder méthodiquement, bon nombre d’esprits éminents ou distingués ont jeté sur lui quelques étincelles brillantes, à la lueur desquelles il est permis de reconnaître l’état de la question, ce qui est acquis, et ce qui ne l’est pas. Michelet en histoire, Sainte-Beuve en littérature, se plaisent à expliquer, chaque fois qu’ils te peuvent, les caractères et les talents, les actions et les œuvres, par le concours des influences héréditaires, par l’heureuse harmonie des dons transmis avec le sang. Gœthe, en qui Sainte-Beuve lui-même voyait le plus grand des critiques, avait, dans ses conversations avec Eckermann, émis à ce sujet quelques idées fécondes que l’on retrouve chez bon nombre d’écrivains, parmi lesquels Renan, Taine, Schérer[1], sans parler dessavants ou des philosophes qui ont spécialement traité de l’hérédité comme Moreau de Tours[2] et Ribot[3], et des historiens de certaines familles célèbres telles que celles des Condé, des Saulx-Tavannes, des Beaumarchais, des Mirabeau[4], Essayons de reconnaître où nous en sommes arrivés dans cette voie. A-t-on résolu quelques problèmes et s’en est-on posé de nouveaux ? Dans quelle mesure a-t-on diminué ici l’étendue et l’importance de l’inconnu ?

C’est ce que nous nous proposons d’examiner.

Le grand homme, voilà la réalité complexe, l’existence concrète que nous admirons le plus dans l’histoire. Et qu’est-ce pour nous que le grand homme ? C’est évidemment celui qui dépasse l’immense majorité d’entre nous par la grandeur de ses conceptions, de ses sentiments et de ses actes ; c’est celui qui s’est illustré ou par des systèmes contenant une plus grande somme de vérité, ou par des œuvres d’art contenant une plus grande somme de beauté, ou par des actions attestant une plus grande somme de puissance et développant une plus grande somme d’effets qui n’en saurait produire non, seulement la moyenne de l’humanité, mais ce qu’on appelle communément l’esprit, la distinction, le talent ou la vertu.

  1. Taine dans son Histoire de la littérature anglaise, Schérer dans son étude sur Diderot.
  2. Moreau de Tours, Psychologie morbide.
  3. Th. Ribot. L’hérédité psychologique, 2e édition.
  4. Voyez l’Histoire de la Maison de Condé, par le duc d’Aumole, Les Saulx-Tavannes, par L. Pingaud, et les ouvrages de M. de Loménie sur les Beaumarchais et les Mirabeau. On peut encore consulter : Galton, Hereditary Genius, dont M. Th. Ribot donne une analyse assez détaillée dans la 2e édition de son Hérédité ; A. de Candolle, Histoire de la science et des savants depuis deux siècles suivies d’autres études sur des sujets scientifiques en particulier sur la sélection dans l’espèce humaine ; W. James, Les grands hommes, les grandes pensées et le milieu, 3 articles traduits dans la Critique philosophique de janvier février 1881 ; de Hartmann, Philosophie de l’Inconscient, 2e parte, ch. V.